Un bois sculpté offert à Raspail par un ouvrier républicain

En 1874, un artisan offre à François-Vincent Raspail ces deux hauts-reliefs rectangulaires en bois de noyer, sur lesquels sont évoqués des épisodes de la carrière du célèbre républicain. Ces objets révèlent la pratique du cadeau politique dans les usages républicains, ainsi que la manière dont un imaginaire politique se trouve approprié.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Une offrande à un prisonnier politique, François-Vincent Raspail

Ces deux hauts-reliefs rectangulaires en bois de noyer honorent en 1874 un prisonnier politique, François-Vincent Raspail (1794-1878). Dans la France de l’Ordre moral, traumatisée par la Commune de Paris et sa répression, cet homme de quatre-vingts ans incarne la mémoire vivante du combat républicain contre les forces monarchiques. Lors de la «Terreur blanche » de 1815, il a été, tout d’abord, contraint de quitter sa ville natale, Carpentras, pour rejoindre la capitale. Il a pris part, ensuite, à deux révolutions, celle de juillet 1830, au cours de laquelle il a été blessé, et celle de février 1848, où il a participé à la proclamation de la Deuxième République. Durant cette période, il est, à plusieurs reprises, victime de la répression politique. En 1832, il écope de quinze mois de prison et 500 francs d’amende pour « offense au roi » ; en 1835, il est condamné à deux ans de prison et cinq ans de surveillance pour « attentat à la vie du roi » Louis-Philippe ; à partir de 1849, il est incarcéré pendant six ans pour avoir participé à l’invasion de l’Assemblée nationale, le 15  mai 1848. Son arrestation après cet événement ne l’empêche pas d’être élu représentant du peuple lors des élections législatives partielles de septembre 1848 et de porter les idées socialistes lors de l’élection présidentielle de décembre 1848, sous la forme d’une « candidature impossible » (Samuel Hayat) contestant la fonction même de président de la République. Sa peine est commuée en exil en Belgique, sous le Second Empire, de 1853 à 1862.
De retour en France, il est élu député du Rhône en 1869, membre de l’opposition républicaine. En outre, François-Vincent Raspail connaît une remarquable notoriété en raison de ses activités scientifiques : la découverte du développement des cellules végétales et animales grâce à un microscope portatif et des réactifs (Nouveau système de chimie organique, 1833), les consultations médicales gratuites destinées à ses patients les plus pauvres ainsi que la publication annuelle, à partir de 1845, du Manuel annuaire de la santé, ouvrage popularisant la « méthode Raspail », à savoir l’usage du camphre et, plus globalement, la promotion de l’automédication. En 1874, le procès de l’almanach Raspail constitue un événement puisque « le Patriarche du Socialisme » fait un retour remarqué dans l’arène judiciaire. Le vieil homme est, une dernière fois, condamné à deux ans de prison et 1 000 francs d’amende pour « apologie de faits qualifiés de crimes par la loi ». La peine apparaît disproportionnée par rapport aux faits reprochés à Raspail. Il est en effet accusé d’avoir publié dans les éphémérides de ses almanachs un éloge du défunt communard Charles Delescluze, une mention qualifiant « d’assassinat » l’exécution du communard Jean-Baptiste Millière le 26 mai 1871 et une demande d’amnistie des insurgés de juin 1848. L’emprisonnement annoncé d’un vétéran de la Deuxième République contribue à son héroïsation par ses soutiens.

L’imaginaire politique autour de François-Vincent Raspail : l’exemple des hauts-reliefs

Le premier haut-relief représente François-Vincent Raspail inséré dans une couronne de feuilles de chêne, entourée par cinq diablotins aux allures monstrueuses (oreilles d’âne, queues de lézard) et habillés en prêtres. Ils renvoient certainement aux jésuites qui persécuteraient Raspail depuis plus de soixante ans. Ce dernier pense en effet être la victime d’un complot de la congrégation de Loyola, comme il le rappelle lors de son procès en 1874 : « Oui, j’ai subi des condamnations nombreuses ; la première date de 1815 ; à cette époque, j’ai été condamné à mort par une de ces cours prévôtales qui alors parodiaient la justice. C’était l’époque ou triomphaient les Pères de la foi, qui n’étaient autres que ces odieux jésuites » (Le Rappel, 14 février 1874). Sur cette représentation, Raspail, à l’instar de sa plaidoirie de 1874, semble d’ailleurs vouloir se défendre face à ses contradicteurs en agitant les bras. L’un des diablotins lui présente un papier avec l’inscription latine « damnatus ad bestias », signifiant littéralement « condamné aux bêtes », par analogie entre les supplices subis par les martyrs chrétiens dans la Rome antique et ceux subis par les martyrs républicains au XIXe siècle. Le deuxième haut-relief présente une couronne de feuilles de chêne avec deux cadenas, l’un fermé et l’autre ouvert, ainsi qu’une chaîne, symboles de l’oppression de l’homme politique. Deux dates sont visibles en bas de la couronne : « 12 février 1874 », celle de l’assignation de Raspail devant la cour d’assises de la Seine, et « 2 mai 1874 », celle de la condamnation à la peine de prison par le tribunal de Versailles. Une autre inscription confirme la dimension martyrologique entourant Raspail : « Hommage d’un ouvrier offert au grand prisonnier dans sa prison le jour de son 81ème anniversaire. 25 janvier 1875 »

La pratique du cadeau politique

L’auteur de ces hauts reliefs est ainsi un « ouvrier » autodésigné du nom d’Hippolyte Beaumont. Très peu d’informations permettent de connaître la vie de cet homme. Il apparaît comme un admirateur de François-Vincent Raspail, puisqu’il a également conçu un demi-relief en plâtre honorant l’ancien quarante-huitard en 1874. Ces productions relèvent, plus largement, de la pratique du cadeau politique, à distinguer des cadeaux diplomatiques ou des faveurs clientélistes. Elle s’appuie sur la logique anthropologique du don et du contre-don : après avoir accompli une action perçue comme honorable et bienfaitrice par ses partisans, l’individu est récompensé sous la forme d’un cadeau politique offert par un artiste ou des souscripteurs. Des objets politiques hétérogènes et caractérisés par leur dimension matérielle ont ainsi été offerts à des figures républicaines au moins depuis la période de la Deuxième République. Ainsi, en 1848, Lamartine reçoit deux drapeaux tricolores de la part des habitants de deux communes de Saône-et-Loire, Prissé et Solutré (Le Gaulois, 16 septembre 1894). Le poète se voit également offrir, toujours en 1848, une table avec des incrustations par les ouvriers ébénistes du faubourg Saint-Antoine à Paris. À une date indéterminée, un fusil Lefaucheux est offert à Ledru-Rollin, grâce à une souscription nationale, pour le remercier de sa participation à la révolution de 1848. Pour ce qui est de la nouvelle génération républicaine, l’artiste Bartholdi offre à Gambetta, en mai 1872, une sculpture en argent intitulée La malédiction de l’Alsace. Les deux hauts reliefs illustrent donc parfaitement l’existence de la pratique du cadeau politique dans la culture républicaine, ainsi que la manière dont un imaginaire politique peut être reçu et approprié par un artisan sous la forme d’un objet destiné avant tout au prisonnier républicain lui-même.

 

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
16 juillet 2024
En savoir plus :

Didier Francfort (16 juillet 2016). Objets politiques, objets culturels en France de la fin du XIXe siècle à nos jours, par Jean El Gammal. Histoires, culture et connexion. Consulté le 9 juillet 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pwny

Ludovic Frobert et Jonathan Barbier, Une imagination républicaine, François-Vincent Raspail (1794-1878), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2017.

Samuel Hayat, « Se présenter pour protester. La candidature impossible de François-Vincent Raspail en décembre 1848 », Revue française de science politique, 2014/5, vol. 64, p. 869-903.

Vincent Robert, Le temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération (1818-1848), Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.

Pour citer cette étude :

Jonathan Barbier, « Un bois sculpté offert à Raspail par un ouvrier républicain », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 30 avril 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/213.