Un jeu de cartes à la gloire des héros de la révolution de 1830

Un simple jeu de cartes peut, par des substitutions d'images, devenir hautement politique. C'est le cas ici avec ce jeu de 1831, consacré aux héros et héroïnes de la révolution de 1830. Sans être nécessairement destiné aux classes populaires, il célèbre en tout cas le peuple des barricades, et notamment, en son sein, quelques figures de femmes combattantes

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Une tradition politique

Un an à peine après le renversement du roi Charles X, ce jeu de cartes propose un récit illustré des « Trois Glorieuses », journées révolutionnaires des 27, 28 et 29 juillet 1830. Les trente-deux cartes reprennent, à l’angle supérieur gauche, une version simplifiée d’un jeu traditionnel. Mais la plus grande partie de chaque carte est réservée à une gravure colorée évoquant les scènes de combats de rue et les portraits des principales figures, de la famille d’Orléans aux journalistes, ouvriers et étudiants, qui ont porté la révolution. Le jeu s’inscrit dans une tradition de jeux étroitement liés à l’actualité politique de leur temps, dont les exemples les plus connus sont les cartes à jouer éditées sous la Révolution française : les figures royales y sont remplacées par des philosophes et des vertus révolutionnaires. De manière similaire, le Jeu des Héros substitue aux rois des jeux traditionnels les « Soutiens du peuple », aux dames les «Dames de diverses classes », aux valets les «Défenseurs ». Les « victoires » prennent la place des as, et les autres cartes du jeu sont illustrées de « tableaux représentant les actions courageuses qui ont immortalisé la population parisienne ». Le Jeu des Héros s’inscrit donc dans la lignée des jeux révolutionnaires pour faire des cartes à jouer, images parmi les plus courantes du quotidien des Français dans la première moitié du XIXe siècle, un véhicule politique puissant. Objets du quotidien, elles mettent littéralement le récit politique entre les mains des joueurs, et par là suscitent leur engagement. Dans la géographie parisienne de 1830, le jeu est d’ailleurs étroitement associé au politique, puisque le quartier du Palais-Royal, résidence de la famille d’Orléans, est aussi celui des clubs et maisons de jeux où se côtoient bourgeois, artisans et ouvriers qui se retrouveront sur les barricades de la révolution.

Un jeu de classes ?

Le livret accompagnant le jeu de cartes s’appuie d’ailleurs très fortement sur cette affinité entre jeu et politique, en déployant la métaphore du jeu pour décrire les affrontements politiques passés et présents : "Cette restauration accueillie sous le nom de Charte constitutionnelle ne fut pendant quinze ans qu’un jeu effronté, un vrai mensonge de liberté ; cartes battues et brouillées à dessein ; vrais tours de passe-passe. Tricheries habituelles. […] Le jeu de Cour convient peu aux enfants de la Patrie, qui ne sont habiles qu’à celui de la Bataille. Trois jours durant, la partie de Bataille fut donc engagée loyalement et cartes sur table."
Retracer le déroulement de la révolution, c’est aussi mobiliser, dans leurs gestes comme dans leur esprit, celles et ceux qui se rassemblent, non plus sur les barricades, mais autour du jeu. Ce dernier devient lui-même le lieu de la lutte politique, dont le Jeu des Héros esquisse les contours sociologiques. Le livret, en s’appuyant sur la métaphore des jeux de cartes, s’efforce ainsi d’associer chaque pratique ludique à une catégorie sociale : le jeu de bataille, jeu dont la règle assez simple oppose frontalement deux camps sur le seul principe de la force symbolique des cartes, est ici envisagé comme le jeu du peuple. Par contraste, le « superbe Boston », variante bourgeoise du whist aristocratique, est présenté comme le jeu de la Cour de Charles X et des cercles mondains. Le «vieux Piquet », un jeu dont l’apparition en France date du XVIe siècle, est, du fait de sa longue histoire et de son caractère traditionnel, affilié au clergé. Malgré ces distinctions imputées par le livret aux pratiques de jeu, le Jeu des Héros, dans sa facture même, avec ses lithographies fines coloriées à la main, indique qu’il s’adresse probablement à un public plus bourgeois que véritablement populaire.

Faire l’histoire

Comparé à un jeu similaire publié quelques mois plus tôt, le jeu dit « des Barricades » au ton parfois très satirique, le jeu des Héros semble moins vouloir commenter l’actualité sur le vif qu’asseoir la légitimité historique de la révolution et de son caractère « mémorable ». En ce sens, il se rapproche des jeux à vocation pédagogique et mémorielle qui mettent en scène l’histoire de France, comme le jeu de cartes dit « de la Grande Armée », édité en 1852, et très proche dans sa facture du jeu des Héros, ou le jeu de l’oie des rois de France, dont l’imprimerie Pellerin à Épinal diffuse de nombreux exemplaires pendant tout le XIXe siècle. Il participe également d’une vaste entreprise de diffusion de l’histoire nationale par l’image, qui culmine avec l’ouverture, sous l’égide de Louis-Philippe, du Musée de l’Histoire de France, à Versailles, en 1837. Dans l’iconographie du jeu comme dans le récit de la révolution de Juillet, on observe un effet de palimpseste ou de correspondance avec la Révolution française et le Premier Empire : le jeu reprend par exemple l’épisode d’« Arcole » (9 de cœur), surnom choisi en référence à l’histoire de Napoléon Bonaparte par un jeune insurgé ayant ouvert la voie, sous les balles de la garde royale, à la prise de l’Hôtel de Ville. Cet acte de bravoure fut rapidement illustré par un tableau d’Amédée Bourgeois et diffusé sous la forme de gravure et d'estampe, eux-mêmes amplement inspirés des représentations de la campagne d’Italie de 1796.

Des héroïnes sur les barricades

L’un des aspects les plus singuliers du jeu des Héros tient sans doute au nombre de femmes dans les sujets représentés. Sur les cartes des reines de cœur et de carreau figurent l’épouse et la fille de Louis-Philippe, dont la bonté, la candeur ou la beauté sont ainsi louées. Mais le jeu rend aussi hommage à des femmes du peuple secourant les blessés ou confectionnant des « balles patriotiques » (8 de trèfle) présentées comme de courageuses combattantes, et sur lesquelles s’attardent régulièrement les récits de la révolution : Joséphine Mercier (dame de trèfle), une jeune sage-femme connue pour avoir combattu sur les barricades en habit masculin, ou Mademoiselle Laurent (dame de pique), dont les écrits rapportent qu’elle aurait pris les armes pour venger son père, mort sous ses yeux. L’« Amazone de 1830 » (7 de trèfle), brandissant le drapeau tricolore, enjambe la barricade où gît un soldat mort, menant à sa suite la troupe des insurgés dont les vêtements, blouse et redingote, signalent qu’ils appartiennent à des classes sociales diverses. Sans être aussi échevelée et dénudée que la Liberté guidant le peuple que peint Eugène Delacroix quelques mois après la révolution de Juillet, elle partage son caractère allégorique. Cette « Amazone » somme toute bien sage résume la vision portée par le jeu d’un peuple où les distinctions de classe, de genre ou d’âge s’abolissent dans un soulèvement modéré, rejouant la Révolution française, sans violence et sans terreur.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
1er août 2024
En savoir plus :

Sylvie Aprile, Jean-Claude Caron et Emmanuel Fureix (dir.) La Liberté guidant les peuples : les révolutions de 1830 en Europe, Paris, Champ-Vallon, 2013.

David Barry, Women and Political Insurgency : France in the Mid-Nineteenth Century, Londres, MacMillan, 1996. 

Thierry Depaulis, Les Cartes de la Révolution : cartes à jouer et propagande, Issy-les-Moulineaux, Musée français de la carte à jouer, 1989.

Annie Duprat, « Des femmes sur les barricades de juillet 1830. Histoire d’un imaginaire social », dans Jean-Marie Mayeur et Alain Corbin (dir.), La Barricade, Paris, Editions de la Sorbonne, 1997, p. 341-355. En ligne.

François Guillet, « Le temps suspendu : les jeux d’argent en France de la Révolution à la monarchie de Juillet », Revue d’histoire culturelle, 2021/3.

Pour citer cette étude :
Hélène Valance, « Un jeu de cartes à la gloire des "héros" de la révolution de 1830 », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 30 avril 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/236.