Une urne électorale en 1848 : la démocratie en boîte ?

Contemporaine de la révolution de 1848, cette urne imposante est l’une des rares à être parvenue jusqu’à nous. Elle rappelle la mise en place d’un suffrage « universel » masculin, qui nécessite des instruments de vote adaptés à cette souveraineté populaire nouvelle. L'article décrit les gestes qui entourent cette urne électorale de Haguenau (Bas-Rhin), avant, pendant et après le vote.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Une urne imposante et solennelle

Cette urne de belle facture est contemporaine de la révolution de 1848, qui met en place la Deuxième République en France. Fabriquée et utilisée à Haguenau (Bas‑Rhin), puis conservée au musée de cette commune, elle est l’une des très rares urnes de cette période à être parvenue  jusqu’à nous.  

La taille imposante de l’urne, haute de plus d’un mètre vingt, frappe au premier coup d’œil. Elle s’explique en partie par la révolution du suffrage opérée en 1848. À la suite du décret du 5 mars, on passe d’un vote censitaire, réduit pour la Chambre des députés à 250 000 électeurs, à un suffrage « universel » masculin de masse, ouvert à tout homme de plus de 21 ans résidant dans sa commune depuis plus de six mois, soit 8,2 millions d’électeurs. À l’échelle du canton d’Haguenau, ce sont quelque 5 200 électeurs qui sont inscrits sur les listes électorales en 1848. Il faut donc, pour chaque collège électoral, une urne volumineuse, capable de recueillir un nombre important de bulletins.  

Si le suffrage est « universel », les urnes électorales ne sont pas normalisées ni uniformisées en 1848. L’urne d’Haguenau ne correspond pas au modèle de boîtes à voter parisiennes, quasi cubiques, décrites dans une circulaire d’avril 1848 : « À Paris, on se sert de boîtes ayant 0 m 35 cm de hauteur sur 0 m 30 cm de largeur et 0 m 31 cm de profondeur ». Le matériau, en bois (ici du sapin), est opaque : il doit garantir le secret du vote, en l’absence d’enveloppe et d’isoloir, lesquels ne seront introduits qu’en 1913. L’urne comporte deux emplacements pour des cadenas anti‑fraude, à droite et à gauche. Un guide rectangulaire en tôle surmonte l’urne, avec une fente en son centre, qui permet de glisser les bulletins de vote.  

Peinte en noir et blanc, l’urne d’Haguenau est aussi ornée d’une inscription en lettres capitales : « Élection de l’Assemblée nationale », et d’une couronne de chêne et de laurier, symbole de gloire et de vertu civiques. L’urne rend visible la solennité de l’événement : l’élection d’une Assemblée constituante, pour la première fois au suffrage « universel ». L’objet électoral est donc à la fois technique et commémoratif. On ignore si cette urne, probablement commandée par la municipalité d’Haguenau, a été réutilisée lors de scrutins ultérieurs. 

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Apprendre à voter en 1848

L’introduction du suffrage « universel » en 1848 impose un important travail bureaucratique en amont des élections, mais aussi un apprentissage concret et matériel du vote par des électeurs pour la plupart novices.  Sous la houlette des préfets et des maires, travaillant de concert, sont établies les nouvelles listes électorales et les cartes d’électeurs. Sont ensuite désignés les membres de chaque bureau de vote, composé d’un président, généralement le juge de paix du canton, de six scrutateurs et d’un secrétaire. Sont aussi choisies et aménagées des salles de vote suffisamment spacieuses pour accueillir les nouveaux électeurs. En l’occurrence, c’est le grand manège couvert de la ville de Haguenau construit en 1847, qui fait office de bureau de vote.  

Le jour J, le scrutin se déroule non pas dans chaque commune, mais au chef‑lieu de canton (ici Haguenau). Les républicains de 1848 souhaitaient ainsi déjouer l’esprit de clocher et les jeux d’influence des notables locaux. Les électeurs doivent donc parcourir plusieurs kilomètres à pied, souvent en cortège, pour aller voter – ainsi que Tocqueville le raconte dans un célèbre passage de ses Souvenirs. Le scrutin se déroule sur plusieurs jours : à Haguenau les opérations commencent le dimanche 23 avril et s’achèvent le mardi 25. On comprend mieux l’intérêt des cadenas, pour éviter tout bourrage d’urne entre chaque journée de vote ! Les électeurs sont appelés commune par commune, au son du tambour, puis nominativement, par ordre alphabétique. Les bulletins manuscrits doivent avoir été rédigés en amont du vote, avant le départ ou durant le trajet vers le chef‑lieu. Les électeurs analphabètes doivent donc demander l’aide d’un tiers pour rédiger leur bulletin. L’élection des quelque 900 députés de la Constituante se déroule au scrutin de liste. Dans le Bas‑Rhin, ce sont pas moins de 15 noms qui doivent figurer sur chaque bulletin de vote, correspondant au nombre de députés élus par ce département. Ces principes sont rappelés par des affiches ad hoc dans les salles de vote. On imagine le désarroi des nouveaux électeurs face à une telle complexité…

Objet technique et démocratie

L’acte de vote est individuel mais s’opère à travers une médiation. Chaque électeur remet son bulletin dûment plié – pour garantir le secret de son vote – dans les mains du président de bureau. Ce dernier contrôle que le bulletin n’en dissimule pas d’autres et le dépose dans la fente. L’électeur lui-même n’entre donc pas en contact direct avec l’urne, comme on peut le voir sur une illustration légèrement postérieure, relative aux élections présidentielles de décembre 1848. Une fois le scrutin achevé, l’urne est scellée et cachetée, avant les opérations de dépouillement. Les urnes sont ensuite ouvertes, les bulletins dénombrés et regroupés par centaines. Le nombre de voix obtenu par chaque candidat est consigné sur des tables de dépouillement, puis sur un procès-verbal. La complexité du scrutin de liste en 1848 explique la durée du dépouillement : le ministère de l’Intérieur l’estime à huit heures pour 2000 votants ! Les résultats de chaque canton sont ensuite transmis par des délégués au chef-lieu de département. Les urnes cessent alors d’être au centre du jeu électoral et les bulletins de vote non contestés sont brûlés. Le décompte des voix se poursuit cette fois à l’échelle départementale : les députés élus sont ceux qui ont obtenu le plus de voix. Dans le Bas-Rhin, les résultats cumulés des 33 cantons ne sont officiellement publiés que le 28 avril, soit trois jours après la fin du scrutin. Ces résultats donnent un net avantage aux républicains «modérés » : sur les 15 députés élus par le Bas‑Rhin, 14 figuraient sur la liste du Comité électoral mis en place par les autorités républicaines.  

Objet démocratique par excellence, l’urne électorale doit incarner l’équation théorique un homme = une voix, pilier de l’égalité politique entre citoyens. Elle est censée garantir le secret du vote, sa transparence, sa rationalité, ainsi que l’absence de violence. Dans les faits, le pouvoir d’influence des notables est pourtant resté remarquable, de même que la mobilisation active du nouvel État républicain. Le candidat qui recueille le plus de suffrages dans le Bas-Rhin n’est autre que l’avocat Lichtenberger, âgé de 67 ans, commissaire général du gouvernement provisoire dans le Bas-Rhin, faisant office de préfet. Comme tous les commissaires généraux, il avait été appelé par le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin, à « éclairer » les électeurs et à « guider le pays »… Par ailleurs, l’individualité et le secret du vote n’ont été que partiels, surtout lorsque des électeurs ont recouru à d’autres citoyens pour rédiger leurs bulletins. Enfin, les incidents électoraux et les violences liées au scrutin ont été non négligeables à l’échelle nationale, et certaines urnes renversées, détruites ou volées. Le grand récit d’une urne démocratique et pacifiée mérite quelques nuances…

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
4 septembre 2024
Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Une urne électorale en 1848 : la démocratie en boîte ? », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 3 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/270.