Une tabatière constitutionnelle en 1820 : protester en sniffant

En 1820, sous la Restauration, alors que les libertés publiques sont menacées, une lutte politique intense se livre à travers des tabatières. Les opposants libéraux produisent et diffusent à très large échelle une tabatière dédiée à la Charte constitutionnelle, garante de l'équilibre des pouvoirs. Cette "tabatière Touquet" devient une arme politique. En réaction, les ultra-royalistes éditent des contre-tabatières. Le tabac est hautement politique...

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Défendre la Charte, contre la droite ultra

La tabatière est devenue au XIXe siècle un objet très familier, largement démocratisé. Dans tous les milieux, on consomme du tabac à priser (sniffer), réduit en poudre, conservé dans des petites boîtes portatives de format-poche. Aux tabatières luxueuses en or, émail ou porcelaine, s’opposent de sobres tabatières en carton verni. Cette « tabatière constitutionnelle », qui date de la Restauration (1814-1830), repose sur cette dernière technique. Vendue un franc en octobre 1820, elle a connu une très large diffusion : produite à quelque 200 000 exemplaires, elle aurait même été épuisée en quelques mois, si l’on en croit certains journaux. Avec nos yeux d’aujourd’hui, il est difficile de comprendre qu’une tabatière à la gloire d’une Charte constitutionnelle ait remporté un tel succès !

Regardons de plus près les deux faces de cette tabatière circulaire. L’estampe du couvercle, où l’on peut lire en lettres capitales le cri de ralliement des opposants libéraux : « Vive la Charte ! », représente le « serment du 16 mars 1815 ». On y voit le roi Louis XVIII prêter serment de fidélité à la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814, incarnée par une allégorie de Minerve. À ses côtés prêtent également serment des membres de la famille royale, un général représentant l’armée, un prélat représentant le clergé, un magistrat représentant la Justice, des fonctionnaires publics, un garde national, un étudiant et des hommes du peuple.  

Derrière cette scène plus allégorique qu’historique, il faut lire une interprétation politiquement subversive du régime de la Restauration : la souveraineté serait d’abord contractuelle (et non divine), et la Charte, véritable « contrat social », s’imposerait en toutes circonstances aux législateurs, et au premier d’entre eux, le roi. Or les libertés publiques sont lourdement menacées en cette année 1820 : à la suite de l’assassinat traumatique du neveu du roi, le duc de Berry (le 13 février 1820), les ultraroyalistes ont fait voter une série de « lois d’exception » liberticides. Dans ce contexte explosif, la tabatière à la Charte est une arme au service des opposants libéraux contre un pouvoir perçu comme de plus en plus réactionnaire. On le comprend mieux encore à la vue de l’image gravée au dos de cette tabatière : elle représente la colonne Vendôme, lieu de mémoire de la gloire napoléonienne (alors taboue), ainsi qu’une galerie de noms de députés, pairs, militaires, écrivains, industriels, savants et artistes réputés libéraux, parmi lesquels Benjamin Constant, le général Foy, le chansonnier Béranger, etc. La Charte, qui garantit les droits des citoyens et l’équilibre des pouvoirs, est devenue un signe de ralliement révolutionnaire contre la droite ultra – on entendra d’ailleurs le cri de « Vive la Charte ! » sur les barricades de juillet 1830.

Le foisonnement des objets-chartes

La tabatière à la Charte, sans être séditieuse, a donc bel et bien été conçue comme un objet de lutte, destiné à modeler l’opinion publique. Elle a été créée et diffusée par un ancien soldat de la Révolution et de l’Empire, devenu libraire-imprimeur, le colonel Touquet (1775-1836). Ardent défenseur des Lumières et des libertés publiques, ce « mécanicien politique » décrié par la droite ultra s’est fait connaître, avant même la tabatière constitutionnelle, par la publication en masse de la Charte, vendue à un sou, ainsi que des œuvres de Voltaire, jugées impies par le clergé de l’époque. Entrepreneur habile, il utilise la presse comme caisse de résonance de ses aventures éditoriales. De fait, la « tabatière constitutionnelle » ou « tabatière Touquet » est annoncée dès septembre par les journaux libéraux Le Constitutionnel, Le Journal du Commerce ou Le Courrier français, ainsi que par un prospectus ad hoc. Son succès est tel qu’elle donne lieu à des contrefaçons de « fausses boîtes Touquet », objets d’un procès. L’image du serment (sur le couvercle de la tabatière) circule par ailleurs sous forme de feuille volante, dont on trouve trace dans des archives policières . Victor Hugo, dans Les Misérables (1862), n’hésite pas à écrire : « deux choses étaient populaires : le Voltaire Touquet et la tabatière à la charte » (qu’il situe, à tort, en 1817).  

D’autres artefacts consacrés à la Charte circulent au même moment sur d’autres supports : un almanach‑Touquet dédié à la Charte, une médaille à la Charte, interdite mais diffusée clandestinement, un foulard imprimé, ou mouchoir de cou, reproduisant le préambule de la Charte accompagné des effigies de Louis XVIII et de personnalités libérales… Ils rendent visible une riche culture matérielle libérale et un culte de la Charte aujourd’hui oubliés, mais ils ne rencontrent pas le même succès public que la tabatière Touquet.

Une guerre de tabatières

Face à ce succès, le camp de la droite royaliste se mobilise : « les royalistes veulent aussi, par les mêmes moyens, populariser de plus en plus, et placer à chaque instant sous les yeux des Français les emblèmes et les images qui leur sont chers. C’est dans cette intention qu’ils opposent tabatière à tabatière », peut-on lire dans Le Journal des débats du 7 novembre 1820. La guerre des mémoires entre Révolution et contre-Révolution, mais aussi entre gauche libérale et droite ultra, se donne à voir dans un bric-à-brac d’images et d’objets de la vie quotidienne.  

Des contre-tabatières ultraroyalistes ou « anti-libérales » voient ainsi le jour quelques semaines après la sortie de la tabatière Touquet, effaçant toute référence à la Charte. Il en est ainsi de la « tabatière Dieudonné », dédiée à l’enfant du miracle, fils posthume du duc de Berry (le duc de Bordeaux), et conçue comme une antithèse politique de la tabatière constitutionnelle. La gravure du couvercle fait apparaître, à la place de « Vive la Charte », l’inscription « Voilà ce qui fait la gloire et le bonheur de la France », et un groupe allégorique incarnant la longue durée de la légitimité dynastique : une statue de la France est entourée à gauche d’une galerie de souverains capétiens, de Louis Le Gros à Louis XVI, et à droite de l’actuelle famille royale, incluant le duc de Bordeaux. Au dos de la tabatière figurent une fleur de lys (en lieu et place de la colonne Vendôme) et les noms de députés, pairs et écrivains apparentés à la droite royaliste. Un mois plus tard, en décembre 1820 », l’imprimeur Dentu vend, au prix d’1 fr. 50, une « tabatière française » représentant « l’enfant royal [le duc de Bordeaux] dans son berceau ».  

Cette éphémère guerre des tabatières – dont le vainqueur numérique est indiscutablement le camp libéral – n’a guère laissé de traces mémorielles au-delà du XIXe siècle. Significativement, les tabatières parvenues jusqu’à nous appartiennent à des collections privées, et non à des collections muséales. Le matériau fruste (du carton verni) et la perte de sens de ces objets expliquent sans doute ce paradoxe. Or, les tabatières politiques, à un moment où le droit de suffrage était extrêmement limité, permettaient à de simples citoyens d’exhiber leurs opinions dans l’espace public ou semi-public.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
4 septembre 2024
Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Une tabatière constitutionnelle en 1820 : protester en sniffant », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 3 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/280.