Le trône brûlé (1848) : la souveraineté populaire sur un mouchoir

Ce grand mouchoir illustré représente une scène fondatrice de la République en février 1848 : le brûlement du trône de Louis-Philippe au pied de la colonne de la Bastille. Le mouchoir devient ainsi un medium d'actualité, mais aussi un accessoire où se niche l'idée fondamentale de souveraineté populaire. Plusieurs hypothèses peuvent être émises sur ses usages possibles, en situation.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Brûler le trône : une scène inaugurale de la Révolution de 1848

Ce « mouchoir de cou », mouchoir illustré fabriqué à Rouen, est un grand carré de coton imprimé d’une soixantaine de centimètres de côté. Il représente l’une des scènes les plus racontées et figurées de la Révolution de 1848 à Paris : le brûlement du trône de Louis‑Philippe sous la colonne de Juillet, le 24 février, après l’occupation du palais des Tuileries par le peuple. Le graveur rouennais, Buquet, s’inspire à l’évidence d’une lithographie très proche, de Lordereau, largement diffusée en noir et blanc et en couleur. On en possède un beau dessin préparatoire, à la sanguine. Le dessin, une fois validé, a été gravé sur une plaque de cuivre, avant l’impression sur tissu.  

Regardons le motif de plus près. Sous la colonne de la place de la Bastille, dédiée aux « victimes de Juillet » [1830], des insurgés brûlent le trône du roi Louis‑Philippe et, avec lui, l’idée même de monarchie, dans une sorte de baptême du feu de la République naissante. La scène, bien réelle, est aussi représentée sur un mode allégorique et pédagogique. Dominant l’autodafé, une femme au bonnet phrygien, allégorie vivante de la République, tient un drapeau tricolore. Les deux porteurs de flambeau, qui s’attaquent au trône, incarnent le peuple souverain, à travers le corps d’un ouvrier, bras nus (à gauche), et d’un artisan, avec son tablier de cuir (à droite) : un peuple de citoyens-travailleurs, dans l’esprit de 1848. En même temps que le trône, ils brûlent des papiers qui sont autant de réquisitoires contre le règne de Louis‑Philippe (1830‑1848) : « lois de septembre » [contre la liberté de la presse, en 1835] ; « corruption électorale » ; « fortifications de Paris » [perçues comme un embastillement de Paris] ; « massacres de la rue Transnonain » [féroce répression en avril 1834] ; « abandon de la Pologne » [insurgée en 1831] ; « liste civile » [somme allouée à Louis‑Philippe et sa Maison] et « fonds secrets »…

Le brûlement du trône, devenu simple « fauteuil », figure donc une scène de justice punitive à l’encontre d’un monarque accusé d’avoir trahi la révolution de 1830, révolution qui l’avait, précisément, porté sur le Trône. Il donne chair à la doctrine de souveraineté populaire que la proclamation de la République venait de signifier en termes abstraits. Par ce geste iconoclaste, les insurgés parisiens proclament au monde : la monarchie est morte en France et le peuple est désormais maître de son destin. L’inscription, au bas du mouchoir, explicite ce message : « le trône de France où tant de rois se sont assis est brûlé par le peuple ». L’importance de cet autodafé est immédiatement saisie par les contemporains. Certains insurgés écrivent même au gouvernement provisoire pour se vanter d’avoir brûlé le trône et demander une reconnaissance civique. Le citoyen Delozanne, ouvrier mécanicien, écrit ainsi : « Jaie (sic) l’honeur de vous informer que cest moi le sitoyen Delozanne fbg St-Jacques n°35 qui a eut l’honneur de rentré un des premier au Thuileries, et en a emporté le trône, le 24 février dernier a 11h50 minutes du matin, cest moi aussi sitoyens qui lui a mit le feux sur le soc de la colône de Juillet. » Détruire l’emblème de la monarchie, c’est devenir authentiquement souverain, fût-ce un court instant. Des morceaux de velours arrachés au trône sont aussi conservés comme des reliques profanes de la révolution.

Intermédialité : migration d’une image

Cette scène inaugurale de la Révolution de 1848 a fonctionné comme une boîte à images, à une échelle transnationale. L’historien Rolf Reichardt a identifié une trentaine de lithographies et de gravures, en France et en Europe, qui ont relayé la destruction du trône. Ce « bûcher expiatoire », « holocauste » aux martyrs de la liberté, semble prolonger la prise de la Bastille du 14 juillet 1789 en février 1848, à son emplacement même. Mais au‑delà de la multiplication des images, c’est leur migration sur des supports variés qui doit attirer notre attention. Lithographies, tableaux, médailles commémoratives, mouchoirs illustrés prennent pour objet l’autodafé du trône, devenu événement médiatique. Ce mouchoir de cou s’est donc fait, à sa manière, medium d’actualité.  

À chaque support, sa forme visuelle. Les médailles, sommaires dans leur exécution, montrent une scène primitive sans acteurs, essentiellement allégorique, presque sacrée : une colonne et un trône surmonté de flammes immenses, accompagnés du titre « La justice de Dieu », ou « Le trône brûlé par le peuple le 24 février 1848 ». Le dessin du mouchoir de cou, de son côté, se trouve à mi-chemin entre l’image d’actualité et l’image allégorique. Il octroie une place importante à la foule, actrice et spectatrice de l’autodafé, mais aussi à la symbolique politique du geste. Il donne aussi une explication pédagogique au geste accompli, par les inscriptions figurant sur les papiers brûlés.

Usages du mouchoir illustré

Reste qu’un objet à image n’est pas une image. Il convient donc de restituer la culture matérielle de ces carrés de coton imprimés, et leurs usages possibles. Les mouchoirs illustrés connaissent leur apogée au XIXe siècle, sans que l’on puisse mesurer avec précision leur diffusion. Leur nom est cependant trompeur : on ne s’en servait pas pour se moucher, mais comme accessoires ornementaux. Les hommes pouvaient le porter autour du cou, en cravate nouée (d’où le terme de « mouchoir de cou », par opposition au mouchoir de poche). Les femmes pouvaient le porter en foulard ou en fichu, sur les épaules ou sur la tête. Mais il pouvait aussi être épinglé au mur, à titre de décoration, comme une estampe. Si l’on observe le catalogue des mouchoirs de l’atelier Buquet à Rouen, dominent trois types de figuration : les illustrations proprement politiques (comme cet autre mouchoir, dédié à la Montagne en 1849), les illustrations pédagogiques (conseils pratiques et médicaux, etc.), et les illustrations militaro‑patriotiques (notamment napoléoniennes). Les mouchoirs servent à transmettre des idées fort différentes les unes des autres.

Les sources sont malheureusement muettes sur les usages socio-politiques de ce mouchoir au trône brûlé, plus encore sur sa réception et le regard porté sur lui. Il a pu être montré dans l’espace domestique ou exhibé sur les épaules d’une femme, ou encore arboré au cou d’un citoyen. Mais aussi, si l’on en croit des pratiques italiennes à la même époque, déployé dans la rue comme un drapeau, tel un « objet en action ». Quoi qu’il en soit, ce mouchoir de cou montre à l’évidence comment une figure du peuple souverain s’est incarnée concrètement dans l’espace le plus quotidien des hommes et des femmes de 1848.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
4 septembre 2024
En savoir plus :

Elisabeth Bassargette, « Le mouchoir illustré rouennais. Une imagerie éducative », Histoire de l’éducation, 1986, n°30, p. 61-66.

Emmanuel Fureix, L’oeil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.

Rolf Reichardt, « Le fameux jeu du trône. Un imaginaire iconoclaste dans la Révolution de février 1848 », in Emmanuel Fureix, dir. , Iconoclasme et révolutions de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2014, p. 142-152.

Tissu d'histoire, histoire de tissu : l'atelier Buquet, illustrateur de mouchoirs à Rouen au 19e siècle, catalogue d’exposition, Musée des traditions et arts normands, Château de Martainville, 1999.

Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Le trône brûlé (1848) : la souveraineté populaire sur un mouchoir », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 4 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/295.