La guerre de Crimée dans une assiette
- Sous le Second Empire, la faïencerie de Sarreguemines (Moselle) a produit de nombreuses séries d’assiettes représentant les interventions extérieures de l’armée impériale. C'est ici la guerre de Crimée qui sert de support à la propagande impériale. La gloire militaire, fondement majeur du bonapartisme populaire, pénètre ainsi dans l’espace domestique.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
Une assiette, un récit de la politique extérieure de Napoléon III
La faïencerie de Sarreguemines, en Moselle, a produit au cours du Second Empire de nombreuses séries d’assiettes consacrées aux différentes interventions extérieures de l’armée impériale. La guerre de Crimée (1853-1856), qui oppose la Russie à une coalition composée de la France, du Royaume-Uni et du Royaume de Piémont-Sardaigne, en appui à l’Empire ottoman, a particulièrement retenu l’attention, avec pas moins de six déclinaisons de douze assiettes. Une vignette représente ici la bataille de l’Alma, épisode marquant du conflit. Le 20 septembre 1854, les troupes françaises partent à l’assaut des positions russes, avec succès, avant d’entamer le fameux siège de Sébastopol en octobre. C’est ce mouvement militaire victorieux qui est mis en image : un soldat français, debout au centre, désigne l’ennemi de son sabre et de son képi et engage les troupes à se lancer à l’assaut.
On note qu’il s’agit d’une section de zouaves, à l’uniforme distinctif : ce corps a été particulièrement mobilisé en Crimée et incarne à la fois la politique extérieure et l’organisation opérationnelle de l’armée sous Napoléon III. En effet, c’est avec la prise d’Alger qu’est fondé le 1er octobre 1830 le corps d’infanterie des zouaves au sein de « l’armée d’Afrique », avec notamment l’incorporation de Berbères et de populations locales. Il sera ensuite de toutes les campagnes (Crimée, Italie, Mexique…) et s’impose par sa valeur militaire, consacrée en 1855, durant la guerre de Crimée, lorsqu’il devient régiment de la Garde impériale. L’aile de l’assiette témoigne d’une reconnaissance explicite : six éléments fonctionnent par paire et, si l’on voit un soldat britannique associé aux armoiries du royaume et un soldat turc rattaché à celles de l’Empire ottoman, les armes impériales françaises sont, elles, incarnées dans la figure distinctive d’un zouave, nommément sous une banderole citant la bataille de l’Alma.
Les assiettes à décors comme support de propagande incarnée
Objets du quotidien, les assiettes à décors ont constitué en France au fil du XIXe siècle un support d’expressions proprement politiques. Parmi d’autres manufactures de céramique (Choisy-le-Roi, Creil et Montereau, Gien, Sèvres, etc.), la production de Sarreguemines en témoigne. Le choix de la faïence commune pour support à l’application des décors historiés fait de ces assiettes un vecteur populaire de circulation des images et des discours qui s’y trouvent reproduits. En 1867, le rapport du jury de l’Exposition universelle de Paris mentionne ainsi que la prospérité de la faïencerie « a toujours progressé », « l’abaissement graduel des prix de vente de 25 à 50 % » permettant de s’adresser à des milieux de plus en plus larges. Les assiettes historiées ne sont pas précisément mentionnées dans les catalogues de vente de la faïencerie conservés aux Musées de Sarreguemines. À titre indicatif, on peut mentionner le Tarif des produits de Sarreguemines édité en 1849, qui détaille des prix d’assiettes en poterie fine entre 0,20 et 1,10 F, que l’on peut rapporter à des salaires journaliers d’ouvriers de la manufacture compris entre 0,50 et 5 F, suivant un rapport du sous-préfet du 19 avril 1849, et sachant que le gain journalier moyen à la faïencerie atteint les 3 F en 1867, à rapporter plus largement à la politique paternaliste active de l’entreprise (caisse de secours, aide médicale, puis cité ouvrière à partir de 1868, etc.).
On peut lire au fil des vignettes l’écho d’une histoire officielle du régime de Napoléon III, tant en matière de politique intérieure (développement économique, thèmes sociaux tels que la « visite des ateliers du faubourg Saint-Antoine » où les ouvriers se sont insurgés en juin 1848) qu’extérieure : les batailles remportées, leurs « grands hommes » – ainsi de la mort au combat du général de Lourmel durant la guerre de Crimée – mais aussi plus largement les armées dans leur vie quotidienne. Les valeurs de courage et la capacité d’incarnation des soldats représentés doivent rejaillir au crédit de l’Empire. Un pot à tabac également réalisé par la manufacture de Sarreguemines autour des années 1860 confirme cette attention portée aux soldats et particulièrement aux zouaves dans l’imaginaire illustré des victoires impériales.
Une double échelle de pertinence : la politisation entre scènes nationale et locale
L’orientation de la production d’assiettes historiées à Sarreguemines sous le Second Empire ne peut être séparée de la figure du directeur de la faïencerie, le baron Alexandre de Geiger, qui ne manque pas d’arborer ses décorations (notamment commandeur de la Légion d’honneur par décret du 4 août 1867). Celles-ci ont été acquises à la mesure d’un engagement politique et électif constant au sein et au titre de l’arrondissement de Sarreguemines : maire de Sarreguemines de 1855 à 1865 et de 1868 à 1871, conseiller général de 1855 à 1870, député de la Moselle de 1852 à 1868, puis sénateur de 1868 à 1870. Il y a derrière ces mandats et fonctions la marque d’un travail d’enracinement notabiliaire qui passe à la fois par les réseaux personnels – tissés depuis ses études au lycée d’Augsbourg avec le futur Napoléon III – puis les relais nationaux du régime, la puissance économique acquise par la faïencerie, à l’international aussi, et une attention à « labourer » le territoire de l’Est mosellan.
La gloire militaire est précisément un fondement du bonapartisme populaire reliant les registres national et local. Les assiettes à décors participent de cette convocation de références nationales données à voir dans les cadres les plus quotidiens. Elles sont en effet utilisées lors des repas – c’est le sens des séries de douze –, au dessert le plus fréquemment, et deviennent également des objets décoratifs exposés dans un vaisselier ou sur un mur, comme l’attestent les trous de fixation à l’arrière de certaines pièces. C’est là un témoignage de la place prise par une diversité d’objets et de supports de diffusion étendue dans les processus de politisation populaire au fil du XIXe siècle.
- Auteur de l’étude :
- Philippe Hamman
- Date de mise en ligne :
- 8 février 2024
- En savoir plus :
Maïté Bouyssy, Jean-Pierre Chaline (dir.), Un média de faïence : l’assiette historiée imprimée, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
- Pour citer cette étude :
Philippe Hamman, « La guerre de Crimée dans une assiette », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 8 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/31.