Une écharpe de la Commune lyonnaise  (1870) : l’obsession du rouge

Cette écharpe en soie rouge, frangée d'or, ornée des armoiries de la ville, offre aux conseillers municipaux lyonnais une visibilité certaine : son port lors d'une revue militaire manifeste ostensiblement la liberté retrouvée de la ville, au lendemain de la proclamation de la Troisième République.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Un signe de distinction pour les conseillers municipaux

Cette longue écharpe en soie rouge, frangée d’or, a été fabriquée à Lyon, capitale de la soie au XIXe siècle. En effet, la Fabrique, qui désigne le mode d’organisation de l’activité soyeuse, occupe alors plusieurs dizaines de milliers d’ouvrières ou d’ouvriers, les canuts. Le coûteux tissu s’est donc imposé aux conseillers municipaux de la ville lorsqu’ils ont discuté du choix d’un « insigne distinctif » pour assister à la revue de la première légion du Rhône, le 9 novembre 1870. Alors que la guerre entre la France et la Prusse fait rage depuis l’été, chaque département doit fournir un contingent d’hommes, organisés en légion. Leur départ est l’occasion d’une importante manifestation organisée par les nouvelles autorités républicaines. Pour l’occasion, « la majorité du Conseil se prononce en faveur de l’écharpe rouge en soie, frangée d’or et brodée aux armes de Lyon » (8 novembre 1870, procès-verbal de la séance à huis clos du conseil municipal de Lyon. AD du Rhône, 1M118, affaires politiques).  Aucun élément ne permet cependant de savoir à quel chef d’atelier le conseil a fait appel, ni de connaître le détail de la commande. L’unique exemplaire connu de l’écharpe a été conservé aux Archives municipales, avant d’être versé dans les collections du Musée Gadagne, sans mention de date ou de provenance. Le choix de la couleur et du motif permet cependant d’en cerner les significations politiques.

Les armoiries de la ville : rappeler un glorieux passé municipal

Sur l’exemplaire conservé à Gadagne, les armes sont peintes, et non brodées : les délais ont dû contraindre les artisans à opter pour ce type de décor, moins long à réaliser qu’une broderie. Les couleurs altérées par le temps laissent malgré tout apparaître les trois motifs peints sur la partie inférieure de l’écharpe : un écusson rouge, figurant un lion, une bande azur et une couronne dorée. Le blason de la ville est d’ailleurs le suivant : « De gueules au lion d'argent, au chef d'azur chargé de trois fleurs de lys d'or ». Si le nom de Lyon n’a aucun lien avec celui de l’animal, puisqu’il vient de Lugdunum (du latin Lux, la lumière, ou du gaulois Lugos, le corbeau, associé à dunum, la colline), une association s’est opérée entre les deux à partir du XIe siècle, comme un rébus. Le lion est associé à la ville depuis l’Antiquité, peut-être parce qu’il s’agit du symbole de Marc‑Antoine, bienfaiteur de la ville. Au Moyen–Âge, la bande d’azur correspond à un privilège octroyé par le roi aux « bonnes villes de France », qui ont le droit d’assister à son sacre. En revanche, les trois fleurs de lys ne sont plus visibles, même si des traces blanches suggèrent qu’elles ont bien dû figurer sur l’écharpe. Après leur disparition pendant la Révolution, les armoiries de la ville sont rétablies au XIXe siècle. Une épée dans la patte du lion est ajoutée par le roi en 1819 : il s’agissait alors de rappeler la résistance de Lyon en 1793, face aux troupes de la Convention. L’on voit ici la trace de ce motif. Enfin, la couronne murale correspond aux fortifications des anciennes villes mais n’ont été ajoutées que sous le Premier empire. Ce sont donc paradoxalement des armoiries royalistes que choisissent les conseillers républicains pour orner leur écharpe : ils semblent surtout retenir la dimension de reconnaissance communale qu’elles portent.

Le choix du rouge : afficher la couleur de la Commune de Lyon

La couleur rouge a la même finalité : affirmer la singularité lyonnaise. En effet, dès le 4 septembre 1870, un drapeau rouge flotte au sommet de l’hôtel de ville : les Lyonnais ont proclamé la République dès le matin, c’est–à–dire avant Paris, et gardent ensuite ce drapeau de la révolution, quand les municipalités parisienne ou marseillaise y renoncent rapidement. Le drapeau rouge porte alors des significations multiples : pour les membres de l’Internationale, il symbolise la révolution sociale ; pour les républicains modérés, il exprime l’identité lyonnaise ; pour les conservateurs, il est un appel au désordre. Le conflit entre drapeau tricolore et drapeau rouge divise les républicains au moins depuis 1848. Il ressurgit donc avec une acuité particulière à Lyon en 1870, justement parce que le drapeau rouge est aussi chargé par ses défenseurs de significations municipales. Les légions lyonnaises arborent d'ailleurs une cravate de drapeau rouge lorsqu’elles partent pour le front. Le choix des conseillers municipaux s’inscrit donc dans ce projet d’affirmation de la Commune de Lyon. Il est d'ailleurs à noter qu'elles choisissent le même accessoire textile que les ouvriers des fortifications menés par les chefs de l'Internationale, lorsqu'ils tentent de prendre l'hôtel de ville, le 28 septembre 1870. Dans une ville privée sous le Second Empire du droit de choisir son maire, les élections municipales organisées le 15 septembre 1870 marquent une rupture avec la domestication impériale de la ville. L’invitation faite par le préfet de Gambetta, Paul Challemel–Lacour, aux conseillers municipaux, de participer à la revue de la légion, en sa compagnie et celle du général, vise aussi à sceller l’union sacrée d’autorités souvent en conflit. Lors de la revue de la 1ère légion lyonnaise, le port d’une écharpe voyante par les membres de la délégation municipale leur permet de signifier visuellement à l’assistance lyonnaise l’indépendance revendiquée par la Commune de Lyon, nom porté par ce nouveau régime municipal issu de la révolution du 4 septembre.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
5 septembre 2024
En savoir plus :

Inès Ben Slama, « En République. Une histoire matérielle de la guerre franco-prussienne et des communes dans les grandes villes du Sud de la France (Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux), 1870-1871 », thèse de doctorat sous la direction de Quentin Deluermoz et Jean-François Chanet, Université Paris-Cité, 2024.

Manuela Martini et Pierre Vernus, « Tisseurs et tisseuses en soie au travail dans les ateliers de la Fabrique de Lyon au milieu du XIXe siècle », Le Mouvement social, n° 276, juillet-septembre 2021.

Carole Paret, Bannières du département du Rhône et de la métropole de Lyon, Lyon, Archives départementales du Rhône et de la métropole de Lyon, 2023.

Pour citer cette étude :

Inès Ben Slama, « Une écharpe de la Commune lyonnaise (1870) : l'obsession du rouge », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 4 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/313.