Des étiquettes de liqueur sous la Restauration : des échantillons subversifs?

La liqueur est-elle politique? La question pourra surprendre, mais de fait, au XIXe siècle, des étiquettes de liqueur peuvent porter des messages politiques plus ou moins subliminaux. En 1824, un échantillon de 24 étiquettes a ainsi été saisi par la police chez un commis-voyageur. Si certaines de ces étiquettes semblent anodines, d'autres renvoient clairement au passé napoléonien mais aussi à l'opposition libérale au régime des Bourbons. Sédition politique ou mode commerciale?

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Des objets suspects en circulation

Le commis-voyageur est une figure centrale de la surveillance policière sous la Restauration. Itinérant par la nature même de son métier, il incarne pour les autorités un potentiel agent politique, transportant des objets de nature subversive. La carte d’échantillons d’étiquettes saisie en février 1824 sur le sieur Rey, âgé de 25 ans, ancien officier des Gardes d’honneur impériales décoré de la Légion d’Honneur, illustre cette crainte. Son arrestation à Lille entraîne par ailleurs une saisie chez l’imprimeur des étiquettes, installé dans le Paris populaire, rue de l’Arbre Sec. Le dénommé Sainton fabrique « toutes sortes d’étiquettes pour pharmaciens, parfumeurs, distillateurs, épiciers », ainsi que pour les confiseurs.

Travaillant pour la maison Laroche frères, distillateurs à Lyon, Rey circule dans le Nord, les Ardennes et le Haut-Rhin, mais aussi en Suisse, ce qui intrigue les autorités. L’homme est accusé d’avoir tenu « de forts mauvais discours » et de professer « les plus mauvaises doctrines ». Cela suffit–-il pour autant à entériner l’opinion des autorités préfectorales incriminant « l’exaltation de ses opinions révolutionnaires » ou l’accusant d’être « chargé de mission pour la faction révolutionnaire » ? Des autorités sont obligées de reconnaître que la perquisition de ses effets n’a fourni « aucune preuve de participation à des manœuvres politiques ». Aussi les frères Laroche, affirmant leur parfaite loyauté aux lois et règlements et au « Prince auguste qui nous les a donnés », réclament-ils la restitution des échantillons saisis.

L’imaginaire napoléonien sur des étiquettes

Parmi la trentaine d’étiquettes saisies par la police, plusieurs se réfèrent à des produits de beauté ou de soin pour dames et ne comportent aucune allusion politique. Certaines reflètent un exotisme spatial ou temporel propre à l’esthétique du temps. Un imaginaire de l’Antiquité grecque ou égyptienne se déploie, avec la représentation de femmes plus ou moins dénudées : « Liqueur d’ambroisie », « Huile de Vénus », « Nectar de Bacchus » ou encore « Liqueur égyptienne », sur fond de pyramides (possible allusion à la campagne d’Égypte). À la présence d’une servante noire sur cette dernière répond celle d’un serviteur chinois sur l’étiquette « Crème de thé ». On trouve également de nombreux motifs floraux et des cornes d’abondance.

Mais c’est la thématique napoléonienne qui domine au sein de cette série. Il est d’autant plus frappant de constater que, dans le dossier policier et judiciaire relatif à Rey, le nom de Napoléon n’est jamais mentionné. Certaines images renvoient à la gloire militaire impériale tels le « Nectar des guerriers », « La Valeureuse » - avec la représentation de deux soldats morts –, ou la « Liqueur du banquet des généraux après la bataille ». La « Liqueur des immortels » met en scène quatre soldats de la Garde impériale, une compagnie d’élite, subissant l’assaut conjugué des troupes anglaises et autrichiennes. Quant à la « Liqueur des braves », elle célèbre Waterloo et, plus largement, les différentes campagnes des armées impériales. De rares personnages féminins émergent de ces gravures telle une vivandière ravitaillant en eau-de-vie des soldats, dont l’un l’enlace par la taille (« Schenick [(sic]) du caporal »). 

D’autres s’inscrivent dans un présent du deuil, de la nostalgie, de l’exil (« Liqueur du champ d’asile », colonie française fondée en 1818 au Texas par d’anciens officiers bonapartistes) ou du retour d’exil (« Liqueur de la consolation, du Retour du banni) ». La « Liqueur du général Bertrand » illustre le départ de ce dernier de Longwood (Sainte-Hélène) où il avait accompagné Napoléon tandis que la « Liqueur du soldat laboureur » témoigne, elle, du retour dans leur village de nombreux militaires démobilisés, parfois des officiers réduits au statut de demi‑solde.

La politique, un argument commercial

La dimension politique contemporaine éclate sur certaines images dédiées par exemple à la « Liqueur du banquet des francs-maçons ». Sont aussi mobilisées des figures de « patriotes » ou de libéraux, maintenant la mémoire (parfois critique) de la France napoléonienne, voire – plus rarement et prudemment – révolutionnaire. En témoignent la « Liqueur de Béranger », hommage au célèbre chansonnier emprisonné à deux reprises sous la Restauration du fait de textes jugés séditieux ; ou encore l’« Esprit de Benjamin Constant », l’un des principaux orateurs de l’opposition libérale, l’« Esprit de Lafitte (sic) », député libéral et riche banquier, et plus encore l’« Esprit de Manuel ». Député et orateur incisif, ce dernier fut expulsé de la Chambre en 1823, accusé d’avoir fait l’apologie du régicide de Louis XVI. Cette scène est illustrée par la « Liqueur de Mercier », du nom du sergent de la Garde nationale qui refusa de porter la main sur le député. L’étiquette « Huile des libéraux » résume ce qui est alors au cœur de l’idéologie libérale : la défense de la Charte de 1814 qui, à défaut d’établir un régime parlementaire, implantait en France un régime constitutionnel assez proche du système britannique. On remarque sur cette image l’alliance entre la Garde nationale (personnage au « bonnet à poils ») et l’opposition parlementaire. Par ailleurs, l’étiquette « Liqueur favorite des Grecs » fait une claire allusion à la guerre de libération menée par ces derniers contre les Turcs, éveillant en France un fort sentiment philhellène. 

Toutefois, ces étiquettes n’émettent pas toutes le même son de cloche. La « Liqueur de Dieudonné » et la « Crème du jeune Henry » célèbrent « l’Illustre rejetton (sic) de l’antique et glorieuse famille des Bourbons » ou encore l’« espoir du commerce et des arts » débarquant « sur la terre des lys pour en perpétuer la gloire » : autrement dit « l’enfant du miracle », le duc de Bordeaux, fils posthume du duc de Berry, né après l’assassinat de ce dernier en 1820. La gloire passée de la France est également célébrée avec l’« Eau de Jeanne d’Arc pucelle d’Orléans », une image qui nourrit par ailleurs une anglophobie d’autant plus populaire que Napoléon est mort prisonnier des Anglais. Quant à l’étiquette « Nectar des chevaliers de la Légion d’Honneur », elle célèbre certes la France napoléonienne, mais illustre aussi la volonté énoncée par Louis XVIII dans le préambule de la Charte de 1814 de « renouer avec la chaîne des temps » en faisant figurer au centre de la décoration le profil d’Henri IV (ordonnance du 21 juin 1814).

Parmi d’autres, cette affaire témoigne de la diversité des formes de propagande politique sous la Restauration. Elle illustre le recours à des formes originales, permettant de contourner la censure qui touche l’imprimé en général et les périodiques en particulier. La presse libérale s’empare de cette affaire pour dénoncer l’arbitraire du pouvoir. Mais l’hétérogénéité des idées politiques émanant de ce jeu d’étiquettes et la dimension apolitique de certaines interrogent également sur la dimension commerciale de cette production.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
5 septembre 2024
En savoir plus :

Gilles Malandain, L’Introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.

Natalie Petiteau, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003.

François Ploux, Bruit public. Rumeurs et charisme napoléonien, 1814-1823, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2023.

Pour citer cette étude :

Jean–Claude Caron, «Des étiquettes de liqueur sous la Restauration :  des échantillons subversifs? », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 5 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/326.