Un reliquaire sans-culotte : pique, cocarde et bonnet phrygien

Ce "reliquaire" contient la pointe métallique d’une pique, un bonnet rouge en laine feutrée, une cocarde tricolore en brins de laine, des feuilles de laurier et deux convocations pour des patrouilles de la Garde nationale : autant de signes rassemblés qui manifestent l'engagement sans-culotte, au lendemain de 1794. Comment expliquer la constitution et la conservation d'un tel objet?

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Reliques politiques

Un reliquaire est un coffret dans lequel on enchâsse des reliques. Décoré, il porte ordinairement les restes d’un saint et forme, à ce titre, un objet de dévotion religieuse. Ce reliquaire‑là est d’un genre bien différent. Il est un objet politique par chacune des pièces qu’il renferme : la pointe métallique d’une pique, un bonnet rouge en laine feutrée, une cocarde tricolore en brins de laine, d’authentiques feuilles de laurier, deux convocations du nommé Lefebvre pour des patrouilles de la Garde nationale de sa section (celle du Bonnet Rouge, au sud de Parisentre les Invalides et le Luxembourg) datées de décembre 1793 et août 1794. L’entremêlement de chaque pièce suggère que le sens du reliquaire n’est pas à chercher dans le particulier mais dans le général, que bonnet, pique et cartes doivent être regardés comme un tout. Et que désignent‑ils, ainsi additionnés ? Un même engagement révolutionnaire : celui du sans‑culotte.  

Majoritairement issus de la petite bourgeoisie (artisans, boutiquiers), ce qui n’exclut pas la présence parmi eux d’une minorité d’individus plus favorisés et de pauvres authentiques, les sans‑culottes sont liés par une culture politique partagée : souveraineté populaire, aspiration à l’égalité, droit à l’existence (avec ce qu’il en va de désir d’encadrement de l’économie et de rejet du libéralisme marchand), défiance vis‑à‑vis de la démocratie représentative, désir de s’impliquer dans la chose publique par le moyen de pétitions, de prises de parole, d’assemblées de section ou de club, de bataillons de la Garde nationale, de manifestations pacifiques et, en dernier recours, d’insurrections armées. L’unité des sans‑culottes réside aussi dans un paraître, chargé de rendre visible leurs convictions politiques partagées.

Paraître populaire, paraître révolutionnaire

Ce paraître, c’est celui de l’homme du peuple humble et laborieux : le pantalon (plutôt que la culotte aristocratique), la chemise de gros drap et la carmagnole (veste courte du travailleur). Mais au‑delà, le « paraître sans-culotte » se décline également en objets-symboles qui pour la plupart figurent dans le reliquaire. La cocarde tricolore, d’abord, qui surgit dès les événements de juillet 1789, dont les sens sont multiples et contradictoires dès l’époque, mais qui s’est imposée quoi qu’il en soit comme le signe le plus commun de l’adhésion à la Révolution. Les sans-culottes l’arborent et n’hésitent pas à poursuivre de leur vindicte ceux qui n’en feraient pas de même. Le bonnet rouge, sur lequel, comme ici, les sans-culottes fixent leur cocarde, est déjà d’un usage un peu moins courant. Eux (hommes ou femmes) le revêtent cependant volontiers. Présent depuis l790 dans l’imagerie révolutionnaire, en accompagnement de l’allégorie féminine de la Liberté, il ne commence à être porté qu’au printemps 1792 – au moment même où les sans-culottes font leur entrée en tant que force collective sur la scène politique révolutionnaire. Ce bonnet renvoie au pileus romain (le couvre-chef des esclaves affranchis de l’antiquité), ce qui en fait un emblème de la liberté. Il est aussi par sa forme, sa couleur et sa matière, un objet populaire renvoyant aux bonnets des pauvres gens. On retrouve ce même bonnet rouge sur d’autres supports, notamment sur une médaille de la Section du même nom ou la carte d'entrée dans un club marseillais. Les sans-culottes sont enfin des citoyens en armes, et en piques surtout, à une époque où les fusils sont prioritairement destinés aux armées. Associée à la lutte des foules insurgées contre l’aristocratie et le despotisme, la pique devient même pour eux un signe de distinction jouant peu ou prou le rôle que l’épée avait tenu jadis pour la noblesse. À l’âge d’or de l’engagement des militants sectionnaires (1792‑1795), on parlera de la « sainte pique des sans‑culottes », et lorsque la Convention voudra en finir avec eux, il lui faudra commencer par leur reprendre cette arme.

Culte des sans‑culottes ou culte du sans‑culotte?

La branche et les feuilles de laurier qui enserrent ces symboles précisent la signification du reliquaire. Depuis l’antiquité, le laurier désigne la victoire, l’héroïsme, la gloire. Ici, il s’agit de toute évidence de célébrer la grandeur des militants du Paris révolutionnaire. Mais qui, plus précisément, célèbre‑t‑on ainsi ? Le citoyen Lefebvre, doreur dans la section du Bonnet Rouge, à qui les convocations de la garde nationale sont adressées? Artisan qualifié et boutiquier du Paris révolutionnaire, mobilisé qui plus est dans la garde nationale de son quartier, Lefebvre possède il est vrai le profil‑type du sans‑culotte. Ce serait supposer que les autres objets sont également les siens, ce que rien ne permet d’affirmer. D’où une autre hypothèse (non moins valable que la précédente) : celle d’un reliquaire vouant un culte à l’engagement sans‑culotte en général, à partir d’un assemblage de vestiges disparates de l’an II. On en trouve une manifestation analogue dans ce collage conservé au musée de Vizille, comportant un bonnet rouge transmis par le peintre Nicolas‑Auguste Hesse, « qui le tenait de son père, tailleur de la Convention ». Culte à un proche sans‑culotte ou culte des sans‑culottes, est‑ce toutefois si différent ? Après tout, si l’on avait voulu célébrer en Lefebvre un ami ou un parent, on aurait pu mobiliser d’autres traces de sa vie que celles‑ci. Or, on n’a enchâssé‑là que de la politique, et c’était donc (dans la première hypothèse) Lefebvre en tant que sans‑culotte qu’il s’agissait de commémorer.

Quand? Après coup sans doute. Les reliques sont les restes d’une réalité déjà passée, que l’on peut remobiliser pour y puiser de la force, du réconfort, de l’espoir. Un espoir laïcisé, ici. Un espoir de l’ici‑bas. Un espoir politique. Un espoir militant. Cela fait du reliquaire le vecteur sensible d’une mémoire engagée de la Révolution. Célébrer de la sorte (sans doute dans le cadre privé) le ou les sans‑culottes après l’époque des sans‑culottes ne manque en effet pas d’audace puisque ceux‑ci incarnent dès l’an III, et pour longtemps encore, la forme de mobilisation que les autorités redoutent autant qu’elles la réprouvent, celle par conséquent dont elles s’emploient à empêcher le retour. On sait que Gambetta fit don d’un bonnet phrygien au musée Carnavalet, mais on ignore, hélas, le cheminement de ce cadre reliquaire jusqu’à sa patrimonialisation dans ce musée.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
10 septembre 2024
En savoir plus :

Haim Burstin, L’invention du sans‑culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire, Paris, A. Michel, 2005.

Albert Soboul, Les sans‑culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (2 juin 1793‑9 thermidor an II), Paris, Clavreuil, 1958.

Sophie Wahnich, Le ruban tricolore. Un lien politique, Paris, Bayard, 2022.

Richard Wrigley, The Politics of Appearances : Representations of Dress in Revolutionary France, Oxford, Berg, 2002.

Pour citer cette étude :

Côme Simien, « Un reliquaire sans-culotte : pique, cocarde et bonnet phrygien », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 10 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/327.