Deux cartes de club révolutionnaire : des objets de sociabilité politique

Ces deux cartes de clubs suggèrent l'activité politique du médecin Jean-Baptiste Avril. Leur forme et leur composition rappellent la circulation des images et des usages liés à la sociabilité politique. Leur coexistence révèle aussi les deux appartenances contradictoires de leur propriétaire.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Deux cartes, deux clubs

Ces deux cartes appartiennent à Jean‑Baptiste Avril, âgé d’environ 44 ans en 1793. Médecin, chimiste, fabricant de savon d’origine lyonnaise, Avril s’est installé à Paris dans les années 1780. Il réside rue de la Pépinière, section de la République (nord‑ouest de la capitale). Dans son quartier, Avril est un citoyen en vue. Il a plusieurs fois été élu depuis 1789 : président des assemblées générales de sa section, administrateurs des domaines, membre du Conseil général de la Commune, administrateur des travaux publics... Les deux cartes qu’il possède datent de l’an II et indiquent son appartenance à deux clubs politiques du Paris révolutionnaire : la Société populaire de la section de la République d’une part, le club des Jacobins d’autre part (Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité). Jean‑Baptiste Avril y fait de la politique : lecture des journaux, débats sur les affaires du temps, délibérations, votes, pétitions, organisation de manifestations... Les clubs, peu présents en France avant la Révolution, se sont multipliés depuis 1789. On y entre par parrainage et cotisations. Les deux clubs que fréquente Avril n’ont pas la même envergure. L’un (celui de la section de la République) est à l’échelle du quartier. L’autre (les Jacobins) est le club le plus fameux de la décennie révolutionnaire, rayonnant sur la capitale et une grande partie du pays.

Objets de la pratique et discours politique

Les cartes d’Avril sont des objets de la pratique politique. Il doit les présenter à l’entrée des séances, quasi‑quotidiennes en 1793. Elles sont en papier. Il y a des choses à écrire dessus, à commencer par les prénom et nom de leur détenteur. Elles sont rondes et de petite taille, à la différence de cartes d’autres clubs, mais à l’image, en revanche, de celles des députés de l’Assemblée nationale. Ce décalque n’étonnera guère : les Jacobins sont, à leur origine, un cercle de législateurs transposant dans leurs séances les usages de la représentation nationale. On peut supposer que le club de la section de la République, plus tardif et plus modeste, s’est ensuite inspiré, à son tour, de son puissant voisin. Outre leur forme, la composition des deux cartes est du reste assez semblable. Dans les deux cas le nom du club est écrit sur le pourtour, avec une information supplémentaire sur celle des Jacobins : la durée de validité, ici l’hiver 1794 (« nivôse, pluviôse, ventôse »). Aux Jacobins, la carte était donc renouvelée par trimestre. Si cela permet de contrôler le nombre de membres, à une époque où les « épurations » sont courantes (vérification de la moralité et de la sincérité politique des sociétaires), cela implique aussi un travail de recomposition et de réimpression de cartes chaque fois différentes. Le club de la section de la République n’avait sans doute pas ces moyens‑là.

Les deux cartes sont illustrées, de manière à célébrer, par l’image, les valeurs partagées par les membres du club. Rien de très original : on a mobilisé le langage iconographique alors omniprésent dans l’espace public révolutionnaire, celui que l’on retrouve à foison sur les en‑têtes des lettres officielles et des décrets, dans les journaux, gravures, sculptures, tableaux, sur les vêtements. Sur chacune des deux cartes apparaît ainsi le faisceau de licteur (symbole antique d’union), la pique (arme du combat pour la liberté), surmontée du bonnet rouge (porté par les esclaves affranchis de la Rome ancienne). La carte des Jacobins, plus riche, propose quelques autres symboles dans l’air du temps : un arbre de la liberté entouré par une farandole d’enfants (façon de désigner un avenir assuré et heureux pour la Révolution), une allégorie de la liberté (emblème officiel de la République) portant la balance de l’égalité et de la justice, un chien à ses pieds (la fidélité), une montagne à l’arrière‑plan (mi‑emblème de pureté, d’élévation, mi‑symbole de la Montagne politique, celle des Montagnards de la Convention, dont beaucoup sont membres des Jacobins).

Deux cartes contradictoires

La possession de ces deux cartes par le citoyen Avril pose question. Les sociétés populaires de section se sont développées à l’automne 1793, au moment où la Convention tentait de mettre au pas le mouvement sans‑culotte, par la dévitalisation de leur principal lieu de militantisme : les assemblées des sections. En réponse, les sans‑culottes ont créé des associations de droit privé (des clubs), pour préserver un cadre d’engagement militant qui leur soit propre et autonome. Si nombre d’entre elles tentent de se rattacher au réseau jacobin, le club des Jacobins, lui, loyal envers la Convention, rechigne, puis refuse ces demandes. Au printemps 1794, les sociétés sectionnaires parisiennes sont interdites. Celle de la République ferme parmi les premières.

Que faisait donc Jean‑Baptiste Avril au sein de deux clubs si dissemblables ? A‑t‑il été missionné par les Jacobins pour surveiller ce qui se passait dans celui de sa section (cela put exister) ? Était‑il un jacobin proche des sans‑culottes (il y en eut, parmi les plus à gauche) ? On ne saura. Ce que l’on sait en revanche, c’est que le Comité de Sûreté générale de la Convention le suspecte d’avoir participé à la tentative d’insurrection de la Commune robespierriste au soir du 9 Thermidor (27 juillet 1794). Il s’en défend mais il est tout de même incarcéré 4 mois. Quelques semaines après sa libération, dans le contexte des dernières insurrections sans‑culotte (printemps 1795), il est de nouveau dénoncé, puis arrêté (à deux reprises) pour les mêmes faits. Lors de son interrogatoire, on lui demande s’il fut proche d’Hébert et de Chaumette, très populaires parmi les sans‑culottes. Non, dit‑il – mais la question lui a quand même été posée, comme s’il y avait un doute. Après tout, donc, Avril, avec ses deux cartes en poche, était peut‑être de ceux‑là : jacobin et sans‑culotte.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
10 septembre 2024
En savoir plus :

Haim Burstin, L’invention du sans-culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2001.

Sergio Luzzatto, L’automne de la Révolution. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, Honoré Champion, 2001.

Albert Soboul, Les sans‑culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (2 juin 1793‑9 thermidor an II), Paris, Clavreuil, 1958.

Michel Vovelle (dir.), Les Images de la Révolution française, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.

Pour citer cette étude :

Côme Simien, « Deux cartes de club révolutionnaire : des objets de sociabilité politique », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 10 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/338.