Des dominos en os : la Révolution dans le jeu

Sous la Révolution, les dominos entrent jusque dans les intérieurs modestes avec leurs déclinaisons en os. Cet exemplaire, dont le couvercle est décoré des symboles courants de la Révolution (arbre de la liberté, pique et bonnet phrygien, drapeau tricolore...), célèbre aussi un patriotisme martial. Il rappelle la présence diffuse de la politique dans l’épaisseur du quotidien.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Les dominos : un jeu récent

Ce jeu date de la Révolution française. La pratique du domino est alors récente en France. Apparue en Chine aux environs du XIIIe siècle, elle ne prend pied en Europe qu’au début des années 1760, via l’Italie. Elle se diffuse de là très rapidement dans le royaume de Louis XV. L’engouement est certain, si bien que la France devient à son tour un pôle pour sa diffusion sur le reste du continent. Le jeu a gagné en Europe son nom de domino, en raison des points noirs sur fond blanc composant ses pièces, qui rappellent le manteau d’hiver des ecclésiastiques (le domino). Dans la vaste galaxie des fabricants‑marchands de jouets, les dominos sont l’œuvre des tabletiers, spécialistes du travail de la corne, de la nacre, de l’ivoire, de l’écaille et de l’os. Ces artisans fabriquent aussi bien des dominos de luxe, destinés à la clientèle la plus aisée (les jeux et leurs boîtes sont alors en ivoire), que des pièces plus communes, en os, conçues pour un public populaire. On ne sait pas où le jeu conservé au musée de la Révolution française de Vizille a été fabriqué (Paris et ses quelque 200 maîtres tabletiers au début de la Révolution étant une hypothèse parmi d’autres). Du moins sait‑on qu’il est en os et, à ce titre, qu’il visait à intégrer les « choses banales » d’un intérieur ordinaire.

Un boîtier révolutionnaire

C’est le décor de la boîte de rangement des dominos qui indique sans conteste ses origines révolutionnaires. Les trois parties du couvercle sont en effet illustrées de symboles parmi les plus courants de la Révolution. Outre le navire de guerre (premier panneau), on trouve figurée (second panneau) la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, entourée de drapeaux bleu‑blanc‑rouge (couleurs de la Révolution depuis 1789, couleurs officielles de la République ensuite, définies par la loi dans leur agencement vertical dès 1794). Le troisième panneau, lui, est décoré par un autel de la patrie, inspiré par celui qui a joué un rôle central lors de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, mainte fois réutilisé ensuite et imité jusque dans les départements. L’autel est surmonté d’une pique coiffée d’un bonnet rouge (emblèmes de la liberté), encadré d’une couronne civique en feuilles de laurier (figurant la victoire des principes nouveaux) et de drapeaux bleu‑blanc‑rouge. La tonalité générale – tricolore – est au patriotisme, précisé par quelques autres menus détails. D’une part l’assortiment des couleurs sur les drapeaux n’est point en bandes verticales mais en croix, à l’image de certains drapeaux de bataillons de l’armée ou de la garde nationale, notamment parisienne. D’autre part, un tambour militaire et des boulets de canon sont posés au pied de l’autel. Le patriotisme célébré par le jeu a donc une forte connotation martiale (également suggérée par le puissant navire du premier panneau), à la mesure d’une nation en guerre… malgré elle, puisqu’une colombe située en dessous de l’autel est chargée de rappeler que la France révolutionnaire aurait désiré la paix. Mais elle est en guerre malgré tout, cette France révolutionnaire, et elle l’est depuis avril 1792. Le boitier de domino est sans doute postérieur à cette date. Allons plus loin : l’autel, les drapeaux suspendus à des piques et les boulets de canon font écho à d’autres images d’époque, abondamment répandues afin de populariser les principes républicains et, avec eux, une devise : « Unité‑indivisibilité de la République, Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort ». Or, ces images et ces mots d’ordre sont parmi les plus célèbres de l’an II, soit une époque où culmine la mobilisation guerrière de la société, en même temps que la figure du citoyen‑soldat et le combat républicain livré sur tous les terrains, y compris culturel. Partant, on peut supposer que c’est vers 1793‑1794 que ce jeu de domino a été composé.

Marché du jeu, présences de la Révolution

De très nombreux jeux ont été réinventés par la Révolution, sinon dans leurs règles, du moins dans leurs apparences, depuis les moulins à vents tricolores ou les poupées à rubans bleu‑blanc‑rouge des enfants, jusqu’aux cartes à jouer (les rois‑dames‑valets y étant remplacés en l’an II par des sans‑culottes, des soldats ou des allégories des valeurs nouvelles), en passant par le jeu de l’oie (avec des cases valant étapes d’une histoire humaine tendue vers la République, via la Révolution). Les dominos n’ont pas échappé à ces recompositions. Leurs pièces n'étant guère propices aux illustrations (les dominos à saynètes n’apparaitront que plus tard), c’est la boîte elle‑même qui a fait l’objet d’un effort de composition révolutionnaire. D’autres exemplaires parvenus jusqu’à nous prouvent que l’entreprise ne fut pas isolée. À défaut de politique officielle à ce sujet, à l’exception de la loi du 22 octobre 1793 interdisant tout signe visible de la royauté, ces réadaptations ludiques ont pu procéder d’initiatives individuelles, celles d’artisans patriotes trouvant dans leur art le moyen d’apporter leur concours à l’événement politique. Mais ces jeux à figures de Révolution répondent aussi à l’existence d’une demande, attestée par leur ample diffusion. Ils disent alors quelque chose de simple et de fondamental en même temps : on jouait sous la Révolution, on jouait avec la Révolution. La peur ou la violence n’ont donc pas tout envahi, même en 1793. La politique, en revanche, pouvait descendre jusque‑là, les amusements et leurs gestes les plus communs. Rangée quelque part en attendant ses joueurs, posée sur la table d’un intérieur ou d’un café pendant une partie, la boîte de domino exposée à Vizille comptait parmi ces choses minuscules qui assuraient une présence diffuse de la politique dans l’épaisseur du quotidien et y livraient, par le goût du plaisir et la culture des apparences, le combat des temps nouveaux contre les menaces du passé.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
10 septembre 2024
En savoir plus :

James Leith, « La pédagogie à travers les jeux de l’oie pendant la Révolution française et l’Empire », in Josiane Boulad‑Ayoub, Former un nouveau peuple ? Pouvoir, éducation, Révolution, Presses de l’Université de Laval, 1996, p. 159‑186.

Michel Manson, Jouets de toujours, Paris, Fayard, 2001.

Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVIIe-XIXe siècles), Paris, Fayard, 1997.

Pour citer cette étude :

Côme Simien, « Des dominos en os : la Révolution dans le jeu », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 10 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/349.