Un gilet républicain, de la Révolution de 1848 aux Communes de 1870-1871

Ce gilet d’homme a été produit au milieu du XIXe siècle. Il proclame, par l’inscription qu’il porte ("Liberté égalité fraternité"), l’attachement à la République de son propriétaire, Auguste Bouniol, né en 1826. Ce dernier a participé activement à l'éphémère Commune de Narbonne en 1871. Ce gilet, qui s’inscrit dans une tradition de gilets politiques la Révolution française, est aussi une relique familiale.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Un gilet politique

Ce gilet d’homme, taillé dans un tissu façonné à motif de bandes colorées, laisse apparaître à l’œil attentif des séries de lettres qui forment, en quatre registres superposés, les mots « LIBERTÉ / ÉGALITÉ / FRATERNITÉ / RÉPUBLIQUE FRANÇAISE ». Tissé en laine et soie, ce tissu parlant appartient à ces nombreuses productions proclamant un attachement à la République, et plus largement aux idéaux révolutionnaires.

La coupe du vêtement (le petit col plat, sans pied de col, et la longueur moyenne du gilet légèrement supérieure à celle des gilets des années 1830) le place plutôt au mitan du XIXe siècle. Le tissu utilisé, d’inspiration cachemire, pourrait, en revanche, être légèrement antérieur et se rattacher à la vogue pour le cachemire des années 1830. Le bougran utilisé dans le dos laisse apparaître un motif évoquant des veines du bois, probablement obtenu par calandrage, une forme de préciosité plutôt inhabituelle.

Le vêtement appartient en outre à une série restreinte de pièces taillées dans le même textile et aux motifs similaires. Le Palais Galliera conserve ainsi un autre gilet, plus court, doté d’un col cranté et d’une double rangée de boutons de passementerie, et légèrement rembourré sur le plastron, de manière à augmenter l’aspect bombé du torse de l’homme qui le portait, ce qui le rattache aux formes prisées dans les années 1830. Un troisième gilet, conservé au musée de la Chemiserie et de l’élégance masculine d’Argenton-sur-Creuse, est lui aussi coupé de manière à renforcer l’effet bombé sur le torse, mais avec le même petit col plat que la première pièce.

En outre, ces deux pièces se distinguent du premier gilet par leurs rayures verticales, et non horizontales. Les trois gilets ont d’ailleurs chacun été taillés dans un textile distinct, de couleurs différentes, mais d’après un même modèle, similaire jusque dans les dimensions des rayures et des motifs, et sans doute conçu par une unique manufacture.

De la Révolution de 1848 aux Communes de 1870-1871

Par son décor, le vêtement s’inscrit dans une tradition de gilets politiques, déjà présente sous la Révolution française avec ce gilet conservé au musée des Arts Décoratifs, porteur des devises « Vivre libre ou mourir » et « À la nation, la loi et le roi ». De même, le « gilet à la Robespierre », à larges revers, était porté par les opposants à la Monarchie de Juillet, défendu par Ledru Rollin sous la Deuxième République, et resté un symbole pour les républicains radicaux jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ici, l’historique de la pièce, transmis par le donateur, permet d’affiner la datation, sinon de la confection du textile, du moins de son usage en gilet. Ce dernier aurait en effet appartenu à Auguste Paul Félix Bouniol, négociant né en 1826 à Narbonne et mort en exil en 1871 à Figueras, en Espagne. Or, l’histoire d’Auguste Paul Félix Bouniol, tout comme la devise « Liberté Égalité Fraternité » encouragent à situer la création du vêtement autour de 1848.

Farouche opposant au Second Empire, Bouniol fut en effet placé en 1852 sous la surveillance de la police, puis condamné le 15 mars 1858 à l’internement en Algérie, avant d’être autorisé à rentrer à Narbonne le 21 août suivant. Condamné trois fois pour délit de presse, Bouniol fut un orateur écouté du club Lamourguier, société populaire qui semble avoir joué un rôle important dans la préparation de la Commune de Narbonne (24-31 mars 1871). Dès lors, on peut imaginer que ce gilet fut taillé pour Bouniol dans le sillage de la Révolution de 1848 ou durant la Deuxième République, à moins qu’il n’ait été confectionné clandestinement durant le Second Empire – la devise « Liberté Égalité Fraternité» est devenue séditieuse dès janvier 1852– et porté discrètement. Il a peut-être été revêtu pendant la Commune de Narbonne, lors des réunions du club Lamourguier, qui se tenaient dans l’église désaffectée du même nom.

L’association du gilet à la personne d’Auguste Bouniol et la présence, entre les mots « République » et « française », d’un bonnet phrygien et d’un niveau à fil, symbole bien connu de l’égalité, renforcent l’hypothèse d’un vêtement porté par les membres de sociétés politiques, plus ou moins secrètes, voire par des francs-maçons, œuvrant à l’installation d’un régime républicain.

Une relique familiale

Toujours selon la tradition familiale, le gilet aurait été transmis, après la mort de Bouniol, par sa veuve, Marie Thérèse Serny, à Éléonore Marie Mailhebiau (1880-1973). La raison de ce don serait à trouver dans la relation affective liant la veuve Bouniol à Éléonore Mailhebiau, orpheline de père, et adoptée non officiellement par la première. Le vêtement se transmit par la suite en ligne directe d’Éléonore Mailhebiau à sa fille, Paulette Jeanne Pech, et par cette dernière à son fils, qui en a fait don au Palais Galliera en 2023.

Ce faisant, la mémoire aura ainsi transformé l’objet en symbole d’un attachement politique de ses détenteurs successifs au régime républicain et à l’idéal communaliste, raconté en particulier à travers le rôle d’Auguste Bouniol durant les Communes insurrectionnelles de 1870-1871, mais aussi d’un ancrage familial dans l’histoire locale de Narbonne.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
15 septembre 2024
Pour citer cette étude :

Marine Kisiel, « Un gilet républicain, de la Révolution de 1848 aux Communes de 1870-1871 », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 15 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/359.