Une balle dans le corps d’un insurgé de juin 1848
- Cet objet-archive est à bien des égards exceptionnel. Il s'agit d'une balle, scindée en deux, extraite du corps d'un insurgé de juin 1848, Jules Testevuide, ouvrier boulanger. Ce petit objet, jamais étudié, est placé au coeur de l'enquête judiciaire. Les interprétations qui s'affrontent politisent chacune à sa manière ces traces d'une citoyenneté-combattante.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
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Deux minuscules fragments de plomb anthracite
Deux minuscules fragments de plomb anthracite, sur lesquels un œil non averti hésite à voir des traces de sang ou de peau, constituent l’une des rarissimes pièces à conviction encore présentes dans les archives des commissions militaires qui ont statué sur le sort d’environ 11 600 individus accusés d’insurrection après les journées parisiennes de juin 1848. Cette insurrection de juin, rupture majeure dans l'histoire de la Seconde République, a vu des dizaines de milliers d'ouvriers prendre les armes, notamment pour défendre une authentique "République démocratique et sociale". Dans les dossiers des "prévenus d'insurrection", les objets brillent par leur absence : ce sont essentiellement des dossiers de papier, légers en poids mais souvent lourds en mots et graves en résultats. Cela résulte moins du fait que certains objets de valeur monétaire, affective ou administrative aient pu être réclamés et rendus à des inculpés mis en liberté ou graciés que de la nature même de cette juridiction d’exception et de ses procédures expéditives. L’étrangeté des preuves palpables et, donc, l’exceptionnalité archivistique de cet objet sont déjà politiques.
Justice, médecine et état d’exception
Cette balle, davantage encore que la poignée de paquets de poudre noyés dans la paperasse conservée, est la plus flagrante et la plus poignante des traces matérielles des affrontements armés qui ont ensanglanté du 23 au 26 juin 1848 les rues, les cours et les maisons des quartiers et des banlieues populaires de la capitale. Elle a été, pour citer les mots griffonnés par l’officier de police judiciaire sur l’enveloppe qui la contient, « extraite de la blessure du Sr Testevuide » et « saisie pour être annexée à [son] interrogatoire ». Jules Testevuide est un garçon boulanger d'une trentaine d'années, natif de la Haute‑Marne. Il a été touché à l’épaule droite à l’aube du deuxième jour de l'insurrection. Selon ses premiers aveux, il a été conduit par « un insurgé armé » chez un pharmacien de la rue Saint-Antoine, puis dans un hospice annexe de l’Hôtel-Dieu, où il a été mis d’office en état d’arrestation.
Ce projectile, exceptionnel par sa conservation, révèle la présomption de culpabilité qui a été collée à la peau de bien des blessés par balle pendant les journées de Juin. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’une célèbre visiteuse des pauvres, sœur Rosalie, ait trouvé à l’été 1848 un ouvrier agonisant dans sa mansarde : il avait préféré prendre le risque de périr de sa blessure plutôt que de se rendre dans une des prisons médicalisées qu’étaient devenus alors les hôpitaux de la capitale. Les médecins, dont certains venaient pourtant de délivrer des certificats favorables à des blessés de la révolution de Février qui réclamaient reconnaissance à la nouvelle République, furent largement associés à la répression qui s’abattit alors sur le peuple parisien. L’un d’entre eux examine ainsi un gamin dont les poches sont emplies de balles : « la main droite porte des traces de poudre incrustées dans la peau et notamment au doigt indicateur » et une « marque circulaire qui résulte de l’application de l’extrémité supérieure d’une baguette de fusil de munition ». Il estime au final « inadmissibles » les justifications de l’inculpé.
Les sens politiques d’une balle
Mais revenons à la salle d’hôpital dans laquelle se déroule l’interrogatoire. Le destin du blessé, Jules Testevuide, se joue bien autour de l’interprétation politique à donner à la balle « brisée en deux morceaux » qu’il présente de lui-même à son juge de fortune. Sans doute espère-t-il alors convertir d’emblée une prétendue preuve de culpabilité en une preuve d’innocence et de bonne foi. Mais Jules ne s’arrête pas là et, sans jamais être pour autant vindicatif, cherche à inverser subtilement la charge de la culpabilité. Il déclare qu’il a « reçu la balle » alors qu’il s’éloignait de son garni de la rue Lesdiguières (à deux pas de la place de la Bastille), et qu’il s’acheminait vers chez une sœur, domiciliée dans un quartier bien plus calme de la moitié bourgeoise de la ville. L’explication, qui suggère la maîtrise de la géographie sociopolitique parisienne et le jeu sur l’imaginaire topographique de l’insurrection, le place en victime d’une exaction répressive. Il dénonce implicitement la violence aveugle des forces de l’ordre.
Mais, malheureusement pour lui, sa version disculpatoire ne tient pas longtemps face au scepticisme et à la méfiance du juge. Celui-ci lui répond d’abord qu’il est surpris « que les insurgés aient pris tant de soin » de lui s’il n’était « pas des leurs ». Au retour d’une tournée inquisitoriale des salles de l’hospice, ledit juge ajoute qu’il vient « d’apprendre qu’il y avait une barricade formée par les garçons boulangers rue Lesdiguières » - la rue même où habitait Jules et qui accueillerait pendant encore deux ans le siège d'une association de boulangers. Ce dernier concède alors avoir « travaillé à cette barricade », au pied de laquelle il a bien été blessé.
Puis, après la condamnation et le transfert de Jules à la prison de la Force, un capitaine de la Garde nationale réclame la « grâce d’un jeune homme déjà bien puni », d’un « malheureux ayant été assez puni puisqu’il ne pourra [plus] jamais se servir de son bras droit ». La balle est présentée comme l’instrument d’une punition somatique légitime mais aussi suffisante.
Or les autorités ne voient pas les choses des mêmes yeux : Jules Testevuide, tout comme deux autres garçons boulangers de son garni, avec lesquels il a encore partagé de longs mois de souffrance dans la citadelle de Belle-Île, n’est finalement gracié que quelques semaines avant le départ des transportés de juin 1848 vers l’Algérie, en février 1850. Le projectile s’est donc retourné contre le corps de sa victime, ouvrier boulanger blessé puis longuement privé de liberté. C’est dire à quel point une balle a pu être politisée aux temps de la citoyenneté-combattante et de sa délégitimation étatique après le printemps 1848.
- Auteur de l’étude :
- Alexandre Frondizi
- Date de mise en ligne :
- 16 septembre 2024
- Pour citer cette étude :
Alexandre Frondizi, « Une balle dans le corps d'un insurgé de juin 1848 », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 16 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/371.