La démolition de la Bastille sur un bouton : la Révolution en miniature

La prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, puis sa démolition, ont donné lieu à la production de toute une série d'objets, plus ou moins miniaturisés et plus ou moins populaires selon les cas. On parlerait aujourd'hui de "produits dérivés". Le bouton illustré présenté ici est consacré à la démolition de la Bastille, mais il s'inscrit dans une chaîne d'objets voisins, autres boutons, tabatières, médailles, etc. Certains sont fabriqués à partir de fragments de la Bastille, la matérialité devenant politique autant que l'image reproduite...

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Un accessoire de mode patriotique

Ce bouton de porcelaine, dont on ne connaît ni le modeleur ni le fabricant, est produit à la manière de Wedgwood, plus précisément au style Jasperware. Il s'agit d'une faïence très fine proche de la porcelaine, connue pour sa couleur revêtue d’un décor blanc étincelant, alors très appréciée en France, et dont la technique implique une production en série. Destiné à décorer une redingote, le bouton devait afficher que son porteur était au goût du jour. Or, dans l’espace public de l’été 1789, la démolition de la Bastille, symbole du « despotisme », était un sujet particulièrement en vogue. La scène se dessine en relief devant le fond bleu du bouton : le grouillement des ouvriers agitant leurs pioches sur les tours de la citadelle, les blocs de pierre précipités de tous côtés, l’amas des décombres s’amoncelant en bas de l'ancien « palais de la vengeance » (Voltaire) – c’est précisément le modelage grossier de ces détails réduits qui confère à l’image l’impression d’un activisme révolutionnaire à chaud.

Boutons produits en série

Les collections du Musée Carnavalet prouvent qu’il ne s’agit point d’un objet isolé. On y trouve non seulement le pendant du bouton en question et qui représente la prise de la Bastille, mais aussi un bouton dessinant une vue semblable mais plus populaire de la Bastille démolie ; il appartient à un trio de boutons en ivoire peints à la gouache avec monture en cuivre. S’y ajoute encore un ensemble de treize boutons identiques, façonnés sur une pierre calcaire jaune cerclée d’un anneau de cuivre. Leur signification réside moins dans l’image du bateau, allusion au blason de Paris, que dans l’inscription en capitales : « PIERRE DE LA BASTILLE ». En effet, ces reliques profanes sont fabriquées à partir des débris de la Bastille, incarnant les souffrances des prisonniers et leur libération par les « Vainqueurs ». Ces boutons-ci agissent donc d'abord par leur matérialité, alors que les boutons aux images de la démolition font effet par leur puissance iconique.

Emblèmes révolutionnaires en miniature

Les boutons évoqués sont exemplaires de tout un commerce de marchands de nouveautés profitant de l’occasion pour réaliser de bonnes affaires. Leur production de petits objets relatifs à la démolition de la Bastille reposait essentiellement sur deux éléments. D’une part, elle s'inspirait des gravures populaires représentant le spectacle révolutionnaire de la démolition, qui attira pendant des mois une foule de spectateurs et de « pèlerins de la liberté ». Par exemple, une aquatinte en couleur de Testar et des frères Le Campion éditée par Basset met en scène le corps énorme de la citadelle, l’enthousiasme des patriotes accourus et les efforts de quelques-uns pour emporter des pierres. La légende ajoute l’anecdote suivante : plusieurs députés nobles de la Constituante, montés sur les plateformes des tours, « soulevèrent eux-mêmes plusieurs pierres et, secondés par les ouvriers, ils les jetèrent dans les Décombles [sic] en invitant le Peuple Français à continuer la Démolition de cette horrible Prison. » Or cette image puissante a inspiré des copies réduites en miniature, sur lesquelles ont disparu les détails secondaires de la scène. Imprimés sur une planche en différents formats (diamètre de 7,7 cm ou de 4,5 cm), ces médaillons ronds étaient destinés à être découpés et appliqués soit sur des tabatières, soit sur des boutons.
D’autre part, les matériaux de la Bastille détruite ont suscité à leur tour une production multiple de bibelots patriotiques. À partir des pierres, l’on fabriquait, entre autres, des boutons, des encriers et des bonbonnières, voire des bijoux. Ainsi, à la date du 1er septembre 1789, la Gazette d’Amsterdam rapporte la nouvelle d’un correspondant de Paris, qu’« on trouve actuellement dans nos Boutiques des Boucles d’oreilles et des Bagues avec des pierres de ce Château enchâssées dans de l’or ; on appelle cela des Bijoux à la Constitution [...]. » Tandis que les promoteurs de ces objets restent anonymes, les nombreuses médailles frappées à partir des chaînes de la prison ont été fabriquées sous la direction de Pierre François Palloy, célèbre entrepreneur chargé du chantier de démolition de la Bastille. Leurs images résultaient du même processus de densification iconique que les dessus de boîte évoqués plus haut. L’image événementielle intitulée Démolition de la Bastille  se transmue ainsi en symbole de la Destruction du Despotisme, emblème correspondant au bouton en porcelaine présenté au début. Pris ensemble, ces petits objets étaient tout à la fois manifestations d’adhésion à la Révolution, souvenirs iconiques et talismans protégeant contre le « despotisme ».

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
20 septembre 2024
En savoir plus :

Nicole Pellegrin, Les Vêtements de la liberté, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.

Claude Quétel, La Bastille. Histoire vraie d’une prison légendaire, Paris, Laffont, 1989.

Rolf Reichardt, L’imagerie révolutionnaire de la Bastille. Collections du musée Carnavalet, Paris, Paris musées/ Nicolas Chaudun, 2009.

Rolf Reichardt, « La Révolution reproduite en miniature : Interpicturalité et intermédialité d'estampes françaises de 1789 à 1798 », Philippe Kaenel et Kirsty Bell (éd.), Reproducing Images and Texts / La Reproduction des Images et des Textes. Leiden / Boston, Brill, 2022, p. 278-298.

Pour citer cette étude :

Rolf Reichardt, «La prise de la Bastille sur un bouton : la Révolution en miniature », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 20 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/381.