Un éventail satirique sous la Révolution

L'actualité révolutionnaire se loge sur toutes sortes d'accessoires du quotidien, ici un éventail de 1790. Ce dernier est un objet à la fois politique et satirique, et un medium d'actualité. Il associe deux caricatures qui visent, d'une part, l'ancien député Mounier, accusé de trahison politique, et d'autre part, l'hydre aristocratique à plusieurs têtes.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

L’éventail en révolution

L’éventail est un objet délicat et élégant, évocateur du siècle de la galanterie, des plaisirs et de la distinction du XVIIIème siècle français. Objet utilitaire devenu accessoire de mode réalisé en papier monté sur des baguettes de bois, et, pour les plus luxueux, en soie et montés sur de la nacre ou de l’ivoire, il peut aussi se muer en outil de propagande. Dans une étude sur le sujet, Mathilde Semal observe que, durant la Révolution, les éventails deviennent un véritable journal des "sentiments du peuple" (au sens anglais du terme, non connoté socialement).

Si la période révolutionnaire, avec ses tourments, ses exaltations, ses polémiques et la foule des événements importants qui se succèdent, donne du grain à moudre aux créateurs d’éventails décorés, il faut prendre en compte la matérialité de l’objet. Les éventails révolutionnaires, moins luxueux par leurs matériaux, sont très importants pour saisir les modulations de l’air du temps. Cet éventail, qui date probablement de 1790, présente ici deux illustrations, autant polémiques que politiques, qui sont des reprises, à l’identique, de caricatures antérieures : à gauche, une caricature de Mounier, député à la Constituante, qui fuit la France à cheval, à droite un animal monstrueux, issu du bestiaire médiéval, sous le titre « ce que c’est que l’aristocratie ».

La fuite de Mounier : une caricature sur éventail

La personnalité de Jean-Joseph Mounier (1758-1806) mérite qu’on s’y attarde un peu. Avocat, élu député du Tiers-Etat en 1789, il joue un rôle-clé lors du serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789, puis dans la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, enfin dans les premières délibérations sur la future Constitution. Inspiré par les théories politiques anglaises, il est progressivement mis en minorité. Président de l’Assemblée nationale, il conseille au roi la fermeté lorsque les femmes lui demandent audience à Versailles le 6 octobre 1789. Il doit reconnaître son échec lorsque la famille royale part, sous la contrainte, pour les Tuileries. Mounier quitte Paris le 10 octobre et abandonne son mandat de député le 10 novembre. Cette caricature a été publiée dans le numéro 3 des Révolutions de France et de Brabant daté du 1er décembre 1789. Elle est reprise en 1790 par le graveur Villeneuve, ainsi que sur l'éventail présenté ici. En abandonnant aussi rapidement l’arène de la Révolution dont il avait été l’un des plus importants acteurs, le député Mounier s’attire moqueries et railleries de toutes sortes.

Les versions successives de la caricature ne présentent guère de différences, à peine dans la disposition de la lettre (légende) : "Mounier travesti en jockey désertant l’assemblée nationale". La lanterne est en croupe et galope avec lui, et l’orientation de la tête du cheval se fait vers la gauche chez Desmoulins, vers la droite dans les autres images. Ladite lanterne est allumée sur toutes les versions et fait référence au Discours de la Lanterne aux Parisiens, texte politique publié en septembre 1789 qui rappelle les premières pendaisons politiques après la prise de la Bastille. À la gauche de l’image, une longue inscription, qui ne figure ni chez Desmoulins ni chez Villeneuve, l’explique :

Le sieur Mounier, ancien député à l’assemblée nationale, après avoir parcouru sur un coursier, dans un costume de jockey, différentes contrées, pour échapper à la fureur du peuple français, sera ébloui au cœur de la course par l’éclat haineux de la lanterne dont l’usage est sans cesse présente à ses yeux et finira par être précipité de son cheval qui lui crèvera le cœur en passant sur son méprisable cadavre.
Les financiers, fermiers généraux, avocats, notaires, procureurs, greffiers et huissiers sont autant d’animaux voraces à la rapacité desquels il faut au plutôt mettre un frein parce que par leur gloutonnerie ils seraient capables d’absorber à eux seuls tous les aliments de la Commune.
On ne trouvera point à Paris de palmes ni de lauriers pour le dimanche des rameaux attendu que les volontaires de la Bastille les ont tous moissonnés.

Bien que ce texte soit rédigé dans le même style, on n’en trouve aucune trace ni dans le journal Révolutions de France et de Brabant ni dans le Discours de la Lanterne aux Parisiens.

Nous sommes ici en présence d’un topos de la contestation du pouvoir : le politique et ses agents, ici particulièrement des gens de justice et des financiers de tous poils, sont cloués au pilori comme Foulon et Bertier de Sauvigny l’avaient été à la lanterne après la prise de la Bastille ! « Animaux voraces », ils affament les citoyens et se repaissent de leur chair et de leur sang. Nous sommes ici dans la lignée de la propagande contre Henri III ou Louis XV, accusés de prendre des bains du sang de petits enfants assassinés sur leurs ordres. Mounier a subi la vindicte des Desmoulins et des Jacobins durant toute l’année 1790. Il émigre en mai 1790.

Haro sur l’aristocratie

Sous le titre Ce que c’est que l’aristocratie la gravure du côté droit montre un animal monstrueux à quatre têtes (les coiffes définissent les différentes aristocraties) et aux multiples queues de serpent s’apparentant à une hydre, se retourne pour menacer un soleil étincelant marqué « Liberté ». On lit ensuite :

L’aristocratie est un monstre qui n’est ni mâle ni femelle mais qui réunit les deux sexes a les griffes d’une harpie, la langue d’une sangsue, l’âme du procureur, les pieds d’un bouc, la voracité du vautour, la cruauté d’un tigre, l’orgueil d’un lion, la lascivité du moine et la stupidité du district, on l’a vu pendant plus d’un siècle s’abreuver du sang des hommes, engloutir les moissons et les espérances du laboureur, dévorer le peuple et causer en France les plus grands ravages. Ce n’est qu’avec de grandes forces et beaucoup de courage que les Chasseurs citoyens sont parvenus à l’épouvanter et lui faire prendre la fuite. Il se retira d’abord à 6 pas Spa, à travers les bois et les chemins tortueux, ensuite en Angleterre après avoir accouché d’une grande quantité de serpents de même caractère que leur mère, cette progéniture se cache sous l’herbe et les fleurs et seraient très dangereuse si on ne s’en méfiait pas. Il faut espérer, faut espérer qu’on parviendra à purger la France de ces reptiles venimeux et qu’on s’appliquera surtout à écraser les têtes de ceux qui se sont glissés dans l’assemblée nationale, dans celle de la Commune et dans les districts de Paris.

L’hydre est un signe ancien qui a trouvé en quelque sorte une nouvelle jeunesse avec les attaques contre Marie-Antoinette lors de « l’affaire du collier de la reine », en 1784-1785. On trouve d’autres harpies dès lors qu’il s’agit de dénoncer la duplicité et la tromperie. Les transformations économiques du siècle s’accompagnent de la puissance de la bourgeoisie qui, en souhaitant accéder à la noblesse, ne fait que renforcer les haines croisées contre cette dernière. Malgré les deux assemblées des notables (1787 – 1788), aucune tentative de réforme placée sous les auspices de la monarchie n’a pu amoindrir les critiques contre la noblesse. L’association de la fuite de Mounier avec cette hydre figurant l’aristocratie se retrouve dans un pamphlet anonyme, Étrennes à la vérité ou almanach des aristocrates, daté de 1790, dont on retrouve l’inspiration dans les Révolutions de France et de Brabant (à moins que ce ne soit l’inverse). Dans ce pamphlet, une gravure, sous le titre Les fripons craignent les réverbères, figure une hydre proche de celle de l’éventail mais qui se retourne vers la lanterne située à sa gauche, alors que sur l’éventail elle se tourne vers un soleil marqué « Liberté » sur sa droite.

Plus subtil que le placard dans les rues, plus habile que le pamphlet, l’éventail historié engage sa propriétaire qui, en le balançant devant son visage, affiche aussi, peut-être, ses convictions. Effets de mode ? Raconter l’actualité s’inscrit dans le grand mouvement de la passion pour les dernières nouvelles soulevée par la presse, les pamphlets, les placards et les chansons qui font florès dès les débuts de la Révolution. Provoquer ? Amuser la galerie ou attirer son attention sur les penchants politiques de celles qui jouent de l’éventail ? On ne peut guère le deviner sans croiser cette observation avec d’autres données, concernant en particulier la date de fabrication des objets révolutionnaires illustrés, du nombre de copies produites, de leurs coûts, etc. Leur existence montre cependant que l’événement révolutionnaire est présent et s’affiche à chaque instant.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
24 septembre 2024
En savoir plus :

Mathile Semal, « The fan during the french revolution » in Christopher Fletcher (dir.), Everyday Political Objects. From the Middle Ages to the Contemporary World, London-New York, Routledge, 2021.

Georgina Letourmy-Bordier, La feuille d’éventail. Expression de l’art et de la société urbaine Paris 1670 – 1790, Thèse, Paris 1, sous la direction de Daniel Rabreau, 2006.

Georgina Letourmy-Bordier, "Parure et critique sociale : à propos de feuilles en éventail de la première moitié du XVIIIe siècle", Histoire de l'art, N°48, 2001. Parure, costume et vêtement. pp. 53-65.

Annie Duprat, « L’affaire du collier de la reine », dans Christian Delporte et Annie Duprat (dir.), L’événement. Images, représentations, mémoire, Créaphis, 2003, p. 13 – 30.  

Rolf Reichardt, Éventails symboliques de la Révolution. Sources iconographiques et relations intermédiales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2024.

Pour citer cette étude :

Annie Duprat, « Un éventail satirique sous la Révolution », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 24 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/391.