Une épingle de cravate, ou l’œil de la vigilance révolutionnaire

Les symboles révolutionnaires migrent sur toutes sortes d'objets et d'accessoires. Ici c'est l'oeil de la vigilance qui orne une épingle de cravate en laiton. Si l'on ignore l'usage qui en fut fait, on peut en revanche repérer la montée en puissance de la vigilance comme compétence civique et politique à partir de 1792.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

La culture des apparences politiques

Longtemps considérées comme un accessoire pour faire tenir les robes et les parures des cheveux, les épingles sont utilisées à partir du XVIIIe siècle pour fixer les nœuds de cravate. La mode apparaît au sein des élites anglaises au milieu du siècle puis se diffuse progressivement en France, donnant naissance à un nouvel usage de cet objet du quotidien. L’écrivain Alexandre Deleyre rappelle dans son article dédié à « l’épingle » dans L’Encyclopédie que cette modeste tige de métal est à la fois extrêmement commune et particulièrement compliquée à fabriquer par les ouvriers épingliers. Si nous ne connaissons pas le nom de son fabricant, le symbole politique qui orne la tête de cette épingle, longue de 7,4 cm, permet d’approcher sa date de fabrication. Elle nous place au cœur de la Révolution française, période où la mode et les apparences deviennent éminemment politiques. Chapeaux et bonnets, cocardes et insignes, éventails et tabatières, médailles patriotiques et alliances civiques, mais aussi boutons et épingles constituent autant d’accessoires où les détails permettent de signaler son positionnement militant. Le métal peu précieux utilisé pour sa fabrication, probablement du laiton alliant du cuivre et du zinc, nous rappelle également que le luxe n’est plus de mise dans ces objets révolutionnaires qui visent un public élargi. À partir de 1792, certains de ces accessoires insistent sur la vigilance : la vigilance pour défendre le territoire, avec le début de la guerre en avril et la production d’objets représentant canons et tambours, mais aussi la vigilance politique pour identifier les contre‑révolutionnaires surveillés par l’œil citoyen.

De l’œil de la providence à l’œil citoyen

La tête de l’épingle représente un œil encadré d’un halo lumineux. En cette dernière décennie du XVIIIe siècle, l’objet mêle alors imaginaire religieux et imaginaire politique, œil de la providence et œil de la vigilance. Le premier est une référence à l’Ancien Testament et au livre des Psaumes (32-8) : « Je t’instruirai et te montrerai la voie que tu dois suivre ; je te conseillerai, j’aurai le regard sur toi ». La représentation de l’œil se diffuse au cours du XVIIIe siècle dans la symbolique de la franc-maçonnerie, notamment comme emblème de la société secrète bavaroise Illuminati (1776-1785), associant la providence et le rayonnement de la raison. Elle est reprise dans l’imagerie révolutionnaire, en particulier sur les célèbres illustrations de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, peintes en 1789 par Le Barbier. Le texte est alors surmonté d’un Delta, un triangle au centre duquel nous retrouvons l’œil posant un regard solennel sur les principes politiques nouveaux portés par la Révolution. L’œil citoyen se fait encore plus présent à mesure que les autorités révolutionnaires mettent au point des outils d’identification. En 1793, des comités de surveillance sont créés pour recenser les citoyens et assurer qu’ils ne soient pas suspectés d’activités contre‑révolutionnaires. Une médaille souligne leur rôle pour stabiliser le nouveau régime. Une face présente une allégorie de la République tenant une pique surmontée d’un bonnet phrygien, tandis que nous devinons sur l’autre un œil de la vigilance.

La vigilance comme compétence politique

À partir de 1789, l’implication des classes populaires dans le processus révolutionnaire passe notamment par la surveillance des représentants. La vigilance devient une nouvelle compétence politique, associée à l’engagement des militants et militantes mobilisés au sein de clubs politiques actifs dans de nombreuses villes. L’œil de la vigilance constitue ainsi un emblème du Club des Cordeliers créé au printemps 1790. À partir de 1792, il devient un symbole du nouveau régime républicain. Il est mis en avant dans les discours, les journaux, les tracts et les affiches des années 1792-1795. Nous le retrouvons sur l’en-tête d’un imprimé affiché qui annonce la publication d’un nouveau quotidien : Le scrutateur universel. Publié de janvier à août 1793 par le publiciste et agent Comité exécutif Sébastien Lacroix, ce journal met bien la vigilance à l’ordre du jour puisqu’il est conçu selon l’affiche pour « publier les plaintes et réclamations de tous les Citoyens de la République, contre les fonctionnaires ou autres agents » soupçonnés de détourner de l’argent public.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
16 octobre 2024
En savoir plus :

Bibliographie

Dominique Godineau, Jean‑Pierre Lethuillier, «Apparences, politique et Révolution», Annales historiques de la Révolution française, 2022/3 n°409, p. 3‑10.

Richard Wrigley, The Politics of Appearances. Representations of Dress in Revolutionary France, Oxford‑New‑York, Berg, 2002.

Modes et révolutions : 1780‑1804, Paris, Musée de la mode et du costume, Palais Galliera, 1989.

Pierre‑Yves Beaurepaire, Les Illuminati. De la société secrète aux théories du complot, Paris, Tallandier, 2022.

Pour citer cette étude :

Laurent Cuvelier, «Une épingle de cravate, ou l’œil de la vigilance révolutionnaire», ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 16 octobre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/411.