De l’art de prêter serment en 1791 : une assiette constitutionnelle
- Les assiettes deviennent, avec la Révolution, des objets qui renvoient en miroir l'actualité politique du temps, avec un certain décalage. Ici, c'est la constitution civile du clergé (juin 1790) et l'obligation du serment de fidélité, sources d'un schisme religieux, qui migrent sur cette assiette. Comment interpréter cette singulière image sur faïence?
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
La faïencerie bourguignonne
Fondée au XVIe siècle, lorsque le duc Louis Gonzague de Nevers fait venir des artisans italiens qui font école, la faïencerie nivernaise s’impose au siècle suivant comme la première de France et, à son apogée au milieu du XVIIIe siècle, emploie plus de 500 personnes. Il semble qu’elle soit alors aux mains d’une douzaine de maîtres et qu’elle ait essaimé du Nivernais vers le reste de la Bourgogne, notamment à Ancy-le-Franc, à 140 km, où une faïencerie fonctionne de 1763 à 1807. De là à penser que des modèles peints puissent circuler depuis le Nivernais, il n’y a qu’un pas, qui explique l’incertitude sur le lieu de fabrication de la présente assiette. Des spécialistes de la production nivernaise, Charles-Pierre Fieffé et Adolphe Bouveault, l’y rattachent au titre de la production de 1791.
Le fond émaillé des assiettes est bleuté aux origines ; il tend vers le blanc pur au XVIIIe siècle. Les couleurs de base privilégiées alors par les décorateurs, qui affectionnent polychromie et camaïeux, sont le bleu de cobalt, le violet-brun de manganèse, le vert de cuivre, le jaune d’antimoine, occasionnellement le rouge de fer. Fleurs et oiseaux d’inspiration moyen-orientale, scènes de la vie rurale sont alors privilégiés, ce qui n’exclut pas des ouvertures vers les progrès techniques du siècle, qui nourrissent le rêve : la montgolfière inspire les artistes.
La parenthèse révolutionnaire : un art de propagande ?
La France révolutionnaire ne remet pas en cause cette colorimétrie – la présente assiette, faïence à décor de grand feu polychrome, est essentiellement dessinée en tricolore (bleu, jaune, rouge), son texte est en brun de manganèse, mais le noir est de rigueur pour la soutane du curé. Pourtant, la Révolution inspire de nouvelles thématiques. La réunion des États généraux, l’inversion de la société tripartite au profit du Tiers état, la prise de la Bastille, la Constitution civile du clergé en 1790, la Constitution de 1791, les nouveaux emblèmes des pouvoirs et des contre-pouvoirs (du faisceau ou de la gerbe de l’unité au bonnet phrygien), la force des conquêtes (des canons, des trophées et des tambours à l’arbre de la liberté, en passant par le départ du soldat en 1792 : « Au premier son du tambour, il sacrifie à sa patrie son bien, sa vie et son amour »), le coq gaulois qui « veille pour la nation », les slogans et les chants (« La nation, la loi et le roi », « Vivre libre ou mourir », « Vive la République », le Ça ira), les autels de la patrie, la mort des opposants, voilà les thèmes qui inspirent les peintres faïenciers. Ils font entrer dans le quotidien provincial les événements parisiens.
Modestes objets du quotidien, assiettes, plats, écritoires, bouteilles sont autant de supports à l’inscription dans la terre de la publicité politique, fatalement en décalage avec des moments révolutionnaires qui se multiplient et s’accélèrent. Usant de traits volontiers naïfs, ces créations travaillent avant tout à l’unité nationale et écartent ce qui peut diviser dans le nouveau régime en gestation. C’est pourquoi cette production spécifique diminue progressivement jusqu’en 1794, et disparaît ensuite : le temps est revenu d’une vaisselle blanche, manière de dire combien la prudence et l’autocensure sont de mise. À vrai dire, cette évolution se conjugue avec une grave crise économique et sociale chez les faïenciers : happés par les besoins militaires, les ouvriers quittent les fabriques ; ceux qui restent se révoltent pour obtenir des augmentations salariales ; le prix de la porcelaine baisse et plusieurs patrons abandonnent l’aventure, laissant parfois la place à de moins qualifiés.
Suffisamment diffusée pour qu’on la retrouve dans plusieurs musées (Bernay, Creil, Carnavalet, musée de la Révolution française à Vizille) l’assiette présentée s’inscrit donc dans un temps court et dans une production standardisée : le diamètre de ces productions (de 22 à 24 cm), les ondulations des bordures, le blanc cérusé ou bleuté du fond, le motif au "marli" qui entoure la scène (ici une guirlande de perles et de lampions, ailleurs de fleurs et de blé, ou des festons ondulés) sont des constantes de toutes les séries révolutionnaires. Mais le sujet peint est tout sauf consensuel.
Un témoignage du schisme religieux
Le 12 juillet 1790, l’Assemblée nationale constituante adopte la Constitution civile du clergé. Accepté du bout des lèvres par Louis XVI, tardivement condamné par le pape (par deux brefs, en mars-avril 1791), le texte, qui ne remet en rien en cause le dogme catholique, entend rationaliser la carte des paroisses et des diocèses, l’adaptant aux communes et aux départements, et fait des prêtres des fonctionnaires élus, comme tous les autres soumis au serment. C’est un bouleversement pour de nombreux chrétiens privés de leur paroisse de toujours, pour des clercs liés à leur communauté d’origine, mais le schisme de l’Église de France va surtout être la conséquence du serment de fidélité à la Constitution civile exigé à partir du 27 novembre 1790. Le serment est chose solennelle et grave dans les relations sociales et politiques de l’Ancien Régime : le briser, le prêter faussement est blasphémer. Or, une partie du haut clergé refuse cette prestation : il invoque sa fidélité à Rome, dénonce l’hubris que représente cette décision d’un pouvoir laïc en matière de temporel, objecte la contradiction avec les vœux d’obéissance prêtés lors des ordinations. Ceux des prélats qui n’émigrent pas cherchent à soulever le bas-clergé. L’Église catholique se divise alors entre jureurs et insermentés, ou, autrement dit, entre constitutionnels et réfractaires. Des affrontements entre les représentants de ces deux légitimités secouent le pays, particulièrement dans les départements de l’Ouest. La caricature, la gravure s’emparent du schisme et de ses conséquences politiques et grossissent un impressionnant corpus.
La scène que représente l’assiette ne va pas sans une certaine ambiguïté. Célèbre-t-elle, ce qu’une lecture simple et les lampions pourraient laisser croire, le ralliement de ce curé de campagne (les productions champêtres du fond de scène rappellent ce milieu) au serment ? Ou bien faut-il différemment interpréter le texte tronqué de sa déclaration (« Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution ») et considérer la haie comme la suite de la phrase ? Présentant un profil, laissant ignorer l’autre (le thème du Janus est omniprésent dans l’iconographie politique), le représentant du clergé tend-il la Bible ou la Constitution civile ? On sait combien caricaturistes et peintres d’enseigne usent alors des jeux de mots et des calembours. Cette ambiguïté, cette polysémie, sont en tout cas à la hauteur du trouble qui va durablement affecter la marche de la Révolution.
- Auteur de l’étude :
- Philippe Bourdin
- Date de mise en ligne :
- 16 octobre 2024
- En savoir plus :
Charles-Pierre Fieffé, Adolphe Bouveault, Les Faïences patriotiques nivernaises, Nevers, Imprimerie nivernaise, 1885.
Jean Rosen, La Faïence de Nevers : 1585-1900, Dijon, Éditions Faton, 4 tomes, 2009-2020.
Timothy Tackett, La Révolution, l'Église, la France, Paris, Cerf, 1986.
Antoine de Baecque, La Caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988.
- Pour citer cette étude :
Philippe Bourdin, «De l’art de prêter serment en 1791 : une assiette constitutionnelle», ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 16 octobre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/420.