Une assiette sur la Commune : la mémoire de la répression
- L'assiette historiée se démocratise au XIXe siècle, avec les nouvelles techniques d'impression des images sur faïence. Des scènes d'actualité migrent ainsi sur des assiettes à dessert. La Commune de 1871 ne fait pas exception. Inscrite dans une série consacrée à cet événement, l'assiette présentée figure l'exécution de Jean-Baptiste Millière, avocat républicain partisan de la Commune. Loin d'encourager l'empathie, la série d'assiettes "Commune" adopte un regard hostile à cette révolution.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
« La Commune » dans l’espace domestique
Cette assiette fait partie d’une série consacrée à « La Commune », produite par la manufacture Jules Vieillard & Cie, située à Bordeaux. Comme toutes les assiettes « historiées », elle est de petite taille, avec une vignette centrale reproduisant le décor légendé. Les séries de 12 pièces étaient habituellement destinées au dessert, ou à l’exposition dans un vaisselier, sur un meuble, une cheminée, un mur. Les assiettes en faïence fine à décor imprimé ont connu un essor très important au XIXe s, à la faveur des transformations techniques qui ont permis une production en série et une commercialisation auprès d’un public petit bourgeois et populaire. Le développement de la faïence fine et la reproduction sérielle du décor, par système de transfert, ont de fait conduit à une fabrication industrielle, avec des produits bon marché. De multiples séries d’assiettes à décor imprimé sont ainsi produites et deviennent des objets du quotidien. À Bordeaux, en fondant en 1845 la société « Jules Vieillard et Cie », Jules Vieillard donne un nouvel élan à la céramique bordelaise, alimenté en partie par cette production. À sa mort en 1868, ses deux fils reprennent l’affaire, jusqu’à la fermeture en 1895.
La clientèle devant être la plus large possible, les thèmes des séries étaient très divers, allant des faits marquants de l’actualité, des scènes de la vie quotidienne ou de mœurs, traitées souvent de manière humoristique, aux sujets religieux, en passant par les monuments, la chasse, la légende napoléonienne, les guerres extérieures et les conquêtes coloniales, etc., sans oublier les fables et les rébus. Les recueils de modèles de la manufacture Vieillard conservés aux Archives municipales de Bordeaux confirment cette multiplicité de genres et de sujets. Parmi la centaine de séries qui y sont consignées, une est consacrée à la Guerre de 1870, deux au Siège de Paris, et deux à la Commune, dont celle qui est à l’origine de cette assiette.
Un danger définitivement éloigné
Si la série sur la Guerre de 1870 met en avant les combats valeureux des armées françaises, celles consacrées au Siège évoquent les difficultés des Parisiens, parfois sur un ton humoristique — ainsi que le font d’autres séries sur le sujet produites par d’autres manufactures, parfois de manière grave (2e série). Avec ces dernières, celles sur « La Commune » renvoient à « l’Année terrible » traversée par la France en 1870-1871. « La Commune » devient un événement d’actualité marquant, qui peut prendre sa place dans le quotidien d’un intérieur, comme d’autres séries. Néanmoins, ce qui se lit au travers des vignettes, c’est qu’après le désastre et les malheurs de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, viennent ceux de la révolution parisienne de 1871 (18 mars-28 mai).
L’assiette ici présentée a ceci de particulier qu’elle évoque la répression par l’armée versaillaise lorsqu’elle réinvestit Paris durant la dernière semaine de mai 1871. Jean-Baptiste Millière (1817-1871), avocat, républicain et démocrate socialiste, avait été élu à l’Assemblée nationale en février 1871. Il s’en désolidarisa après le début de la guerre de Versailles contre Paris et fut journaliste sous la Commune. Bien qu’il n’y eût pas de fonctions officielles, il fut arrêté et fusillé, à genoux, sur les marches du Panthéon, le 26 mai 1871. Pour autant, loin d’une dénonciation d’une répression féroce et arbitraire, ce que reproduit l’assiette, c’est avant tout une image courante de la presse illustrée sur les combats de mai. La vignette prend d’ailleurs comme modèle une gravure, non pas de l’exécution de Millière, mais de celle d’insurgés rue Saint-Germain-l’Auxerrois le 25 mai, parue dans L’Illustration du 2 juin 1871. La circulation des images contribue alors à faire entrer la Commune, une fois terminée et réprimée, dans des intérieurs non communards, en façonnant un imaginaire fait de désordre et de destructions, de batailles, et de châtiments, avant le retour à la normale. Dès lors, parce que « l’Année terrible » est close, parce que la Commune a été défaite, parce que l’actualité politique n’est plus en danger de révolution, des entrelacs de guirlandes et de rubans ou motifs floraux pourront constituer l’aile d’une assiette destinée à l’espace domestique, alors qu’elle porte la mort en vignette.
Représentations anti-communardes en 12 vignettes
Pas plus que pour les autres, on ne connaît malheureusement les quantités fabriquées pour cette série, ni la date précise et la durée de production. Les 12 dessins ont très probablement été réalisés juste après la Commune. Alors que les partisans de l’insurrection sont réduits au silence, on ne compte pas les publications de livres, albums, gravures qui paraissent durant l’été et l’automne 1871, nourrissant et véhiculant les représentations qui leur sont hostiles. La série complète reprend ces dernières, du commencement à la fin de la Commune. Elle présente ainsi des événements attendus qui disent la contrainte et l’absence d’adhésion de la population (« Fédérés forçant les habitants à faire des barricades », « Visites domiciliaires pour les réfractaires »), la destruction (« Chute de la colonne Vendôme », « Pétroleuses mettant le feu »), et le crime (« Mort de l’Archevêque de Paris », Mgr Darboy), la perdition dans la guerre civile (« Défense de la Porte Maillot »), la délivrance (« Troupes acclamées dans Paris »), la « reconquête » de mai (« Prise de la barricade des Italiens », « La Commune aux abois (cimetière du Père-Lachaise) »), et l’expiation (« Prisonniers fédérés dirigés sur Versailles », « Prison de la Roquette. Femmes du peuple attendant le résultat de l’interrogatoire »).
Certaines de ces assiettes nous sont parvenues, parfois d’une mauvaise facture qui rappelle une impression privilégiant la quantité à la qualité, et parfois avec des ailes différentes, destinées à satisfaire tous les goûts. Par ailleurs, une autre série sur la Commune est consignée dans les recueils, signée cette fois par Charles Vernier, qui choisit la forme humoristique. Quoi qu’il en soit, ces séries soulignent comment le système de représentations anti-communard se forge durablement en se fixant sur toutes sortes de supports, y compris sur une assiette à dessert.
- Auteur de l’étude :
- Laure Godineau
- Date de mise en ligne :
- 2 novembre 2024
- En savoir plus :
Maïté Bouyssy et Jean-Pierre Chaline (dir.), Un media de faïence. L’assiette historiée imprimée, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012 ; notamment Ilaria Beccia, « Les recueils de la manufacture Vieillard à Bordeaux », p. 195-216.
Jacques du Pasquier, J. Vieillard et Cie, Une Histoire de la faïence fine à Bordeaux, Bordeaux, Le festin, 2016.
- Pour citer cette étude :
Laure Godineau, « Une assiette sur la Commune : la mémoire de la répression », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 2 novembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/580.