Un album photographique de communards : la mémoire politique dans l’espace domestique
- Un album photographique peut-il être un objet politique? Le cas présenté ici, relatif à la Commune de 1871, le démontre avec force. L'album est composé de 60 portraits photographiques de communards, accompagnés d'annotations. Son propriétaire est inconnu mais sa sympathie pour la cause communaliste semble transparaître ici et là. L'album pourrait alors être lu comme un reliquaire politique dans l'espace domestique.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
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De la photographie à l’album
Cet album ne renferme pas des photographies de famille, comme on pourrait s’y attendre avant de l’ouvrir, mais des portraits d’acteurs de 1871. Avec la diffusion de la photographie et du portrait-carte de visite, les albums familiaux connaissent en effet un essor important dans la seconde moitié du XIXe s. Le commerce des photos-cartes, qui va des célébrités du moment à tous les membres d’une même famille bourgeoise, est alors florissant, remplissant les albums devenus objets des espaces domestiques. Portraits de communards et parfois de communardes vont eux aussi rejoindre et constituer après l’insurrection des albums conçus par ses anciens acteurs ou ses partisans, mais également par des anti-communards et/ou des contemporains des événements, qui en font des objets éminemment politiques.
Celui qui est présenté ici, conservé par le Musée d’Art et d’Histoire Paul Eluard de Saint-Denis, contient ainsi 60 portraits-cartes d’élus de la Commune et de figures de 1871. On ne sait malheureusement pas quand il a été élaboré, ou quand il a commencé à l’être, puisqu’il a pu être complété avec le temps. Il en est de même pour les légendes qui accompagnent les portraits. Chacun d’eux est en effet identifié au-dessus de la photographie par l’inscription manuscrite, à l’encre, d’un nom, accompagné généralement d’une date de naissance et parfois de décès — y compris au début du XXe s — d’une profession, tandis que des annotations sur l’activité durant la Commune et, si c’est le cas, sur la condamnation, sont consignées sur un papier collé en-dessous. 1871 peut donc n’être que le début d’une entreprise de longue haleine, celle de la constitution d’un objet qui se précise au fil du temps.
Néanmoins, dès la fin de la Commune, de nombreuses photographies des insurgés et insurgées ont circulé et ont donné lieu à un important commerce de portraits-cartes, propice à la constitution des albums. Portraits de figures de l’insurrection réalisés avant ou pendant la Commune par différents photographes mais surtout de communards et communardes emprisonné.es par Versailles et photographié.es par E. Appert dans le cadre de la justice militaire vont être vendus à des milliers, voire centaines de milliers d’exemplaires. Le succès de cette commercialisation est tel qu’en décembre 1871 puis en novembre 1872, l’exhibition, la mise en vente, et le colportage des images et emblèmes relatifs à la Commune, et en particulier des portraits des communards, sont finalement interdits. L’interdiction, les circonstances politiques, l’éloignement progressif des événements vont contribuer à faire décliner ce commerce, mais les photographies sont déjà dans les intérieurs et peuvent circuler de proche en proche.
Le souvenir de la Commune dans l’espace domestique
On ne connaît pas non plus le nom du créateur originel de l’album. Mais les portraits-cartes furent certainement achetés en nombre par les sympathisants de la Commune, alors que la répression continuait et que le silence leur était imposé. La parole et l’image favorables à l’insurrection étant exclues de l’espace public, ils pouvaient rassembler ces portraits dans les lieux de mémoire qu’étaient les albums, où se rejoignaient l’individuel et le collectif, le souvenir personnel et l’expérience partagée. La mémoire de 1871 était maintenue dans l’espace domestique, qui pouvait par ailleurs accueillir les amis qui avaient la Commune comme famille de cœur. C’est bien ce que souligne Lucien Descaves dans son roman Philémon, Vieux de la Vieille, écrit entre autres à partir de témoignages, lorsqu’il évoque l’album du couple d’anciens communards, composé de photographies de protagonistes de 1871, et abîmé pour avoir « fait toute la proscription ». Dans ce dernier, les portraits sont également accompagnés d’un nom, d’une date et d’annotations manuscrites.
Qu’on ne s’y trompe pas, la constitution d’albums n’est pas le seul fait des partisans et sympathisants de la Commune. Les portraits-cartes étaient également achetés par ceux qui y étaient hostiles, qui voulaient garder un souvenir de « l’Année terrible » qu’ils avaient vécue en 1870-1871 et qui désormais était close. En plus des gravures de la presse illustrée, les photographies leur permettaient de personnaliser l’insurrection qu’ils condamnaient, de mettre un visage sur les fauteurs de désordre et de guerre civile. L’album les mettait côte à côte, donnait chair aux événements passés et aux « crimes de la Commune ». Ici, l’objet archivait et éloignait, il ne cherchait pas à entretenir un souvenir affectif. L’album pouvait alors présenter un caractère hybride, à l’exemple de celui qui est conservé au Musée Carnavalet, mêlant des photographies de ruines de Paris et des photos-cartes de communards et communardes « criminels » et « incendiaires ». Il reprenait le genre des albums de photographies de ruines largement proposés par les éditeurs et y ajoutait des portraits souvent accompagnés de précisions manuscrites, cette fois sur les « crimes » commis par chacun et chacune. La mémoire qu’il portait, écho de la condamnation de l’insurrection dans l’espace public, était à l’opposé de celle de l’album de la grande famille communarde.
« Album-reliquaire » ?
L’album conservé à Saint-Denis ne contient ni commentaires anti-communards ni photographies de ruines. Ses annotations peuvent être erronées (des communards partis en exil indiqués comme fusillés), mais on lit quelquefois une indication sur le caractère sanglant et arbitraire de la répression (Tony Moilin « Fusillé sans jugement dans le jardin du Luxembourg le 28 mai », Victor Bénot « condamné à mort pour l’affaire de la rue Haxo à laquelle il n’avait même pas assisté ») ou des paragraphes trouvés chez Jules Vallès. A-t-il été comme celui de Philémon « le reliquaire des affections et du souvenir », pour reprendre l’expression de Descaves ? L’album photographique réunit les portraits de fusillés de 1871, de prisonniers photographiés et déportés, d’exilés, qui les ont rejoints dans la décennie 1870 ou les rejoindront plus tard, tous « frères de combats » et frères de douleur. Bel objet en cuir, mêlant à la fois souvenir de la Commune et culte des morts, il peut ainsi se transformer en véritable reliquaire, comme l’a bien souligné Bertrand Tillier.
Cet album a été une pièce de la première exposition sur la Commune, qui eut lieu à Saint-Denis, en 1935. L’insurrection était loin, l’objet avait quitté l’espace privé. Son contenu, 60 photographies de communards, avait sans conteste une valeur documentaire. Lucien Descaves, organisateur de l’exposition, devait cependant certainement garder en tête la force politique et mémorielle qu’avaient pu avoir ces objets de famille.
- Auteur de l’étude :
- Laure Godineau
- Date de mise en ligne :
- 3 novembre 2024
- En savoir plus :
La Commune photographiée, Musée d’Orsay, Editions de la RMN, 2000, notamment Quentin Bajac, « Les artilleurs du collodion », p. 5-16.
Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ? Politique et représentations dans la France républicaine (1871-1914), Seyssel, Champ Vallon, 2004.
- Pour citer cette étude :
Laure Godineau, « Un album photographique de communards : la mémoire politique dans l'espace domestique », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 3 novembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/586.