Les carnets de Bakounine en 1870 : les secrets d’un révolutionnaire 

Ces deux carnets de facture modeste ont été récupérés par les autorités lyonnaises fin septembre 1870, à l'issue de la tentative révolutionnaire manquée à laquelle a participé le russe Michel Bakounine. Contenant des notes hétéroclites, ils suggèrent l'importance de ces objets de poche dans les préparatifs révolutionnaires.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Des objets intimes et politiques

Ces deux carnets sont de modeste dimension : ils tiennent dans la poche d’un pantalon, en l'occurrence celui de Michel Bakounine. Ce philosophe et militant politique, né en Russie en 1814, est un penseur majeur de l'anarchisme et un fervent révolutionnaire. Il avait d’ailleurs sur lui ces deux objets lors de la tentative insurrectionnelle lancée à Lyon, le 28 septembre 1870, 24 jours après la proclamation de la Troisième République. Couverture cartonnée et vert foncé, mot « Notes » imprimé en majuscule, serrure à laquelle manque le mécanisme de fermeture : la facture du premier objet suggère qu’il a pu être acheté chez n’importe quel papetier ou marchand de journaux commercialisant ce type de produits manufacturés. L’usage qu’en a fait le révolutionnaire russe fait cependant de ce carnet un objet politique. Il lui sert en effet d’aide-mémoire pour la préparation d’une commune à Lyon.

La même constatation s’applique à l’autre objet de la pochette : un carnet de musique, qui contient des suites d’accords, une partition de « La Tyrolienne » et des instructions pour écrire des accompagnements musicaux, d’une écriture qui n’est pas celle du révolutionnaire russe. Cette fonction musicale initiale contraste avec les lignes rédigées par Bakounine : des adresses à Lyon et à Locarno, quelques mots visiblement jetés à la hâte (« levée en masse », « position actuelle », « commune Lyon »…), des brouillons de lettres, des listes de noms. De nombreuses pages sont restées blanches et l’une a été déchirée. Le carnet a aussi été customisé : utilisé dans les deux sens, certains feuillets sont en partie découpés pour former les colonnes d’un tableau qui se poursuit sur quatre pages. Certaines ne sont pas cousues au carnet, mais reliées entre elles par une épingle et glissées ainsi à l’intérieur du carnet.

Ce recyclage apparaît peu surprenant au vu des moyens de Bakounine. Les comptes d’apothicaire contenus dans le carnet, encre, papier, savon ou sucre, suggèrent qu’il ne doit pas mener grand train. En outre, dans une lettre en russe du 24 septembre 1870, envoyée de Locarno, sa compagne Antonie lui demande de l’argent : elle n’a plus rien, or « les enfants n’ont pas d’habillement chaud et le froid approche ». Enfin, le format du carnet de musique et le caractère hétéroclite des notes jetées à la hâte en font vraisemblablement un objet que son propriétaire garde sur lui en permanence et bricole en fonction de ses multiples usages, pratique que l’on retrouve couramment, comme l'illustre le carnet de Louis Palix, conservé dans le même dossier de procédure. Un carnet de musique devenu carnet à tout faire et un carnet de notes pour des préparatifs révolutionnaires, les deux auraient pu devenir pièces à conviction dans les poursuites contre Bakounine.

Sur la piste des carnets

Ces deux carnets ont cependant un statut paradoxal : ils sont aux mains de la justice, contenus seuls dans une pochette à la fin du « Dossier Bakounine », sans être pour autant répertoriés parmi les 14 pièces à conviction qui servent à la procédure. Peut-être est-ce lié à une irrégularité initiale dans la façon dont ils ont été récupérés, racontée par le tailleur Palix, militant de l’Internationale qui a logé Bakounine dans la semaine précédant la tentative de prise de l’hôtel de ville. En effet, des gardes nationaux ont arrêté le révolutionnaire russe, l’ont fouillé et ont gardé « son porte-monnaie qui contenait 165 francs, un carnet et un moule à cigarettes en cuivre. »

Le 1er octobre 1870, Palix, tailleur et militant de l’Internationale, habitant au 20 rue Masséna, se plaint au procureur de la République de Lyon : « Le 28 7 bre dernier, lors de la manifestation de l’hôtel de ville, le citoyen Bakounine fut mis en état d’arrestation par une compagnie du 2e bataillon de la garde nationale. Après l’avoir fouillé et retenu quelques instants prisonnier ces messieurs furent obligés de céder à quelques francs-tireurs qui vinrent pour délivrer ce brave citoyen mais ils oublièrent de lui rendre son porte-monnaie qui contenait 165 francs, un carnet et un moule à cigarettes en cuivre. » L’ami de Bakounine demande la restitution de ces objets, comparant les corps de garde de l’hôtel de ville à « des coupe gorge où l’on détrousse avec plus ou moins de dextérité les malheureux que le sort fait tomber entre les mains de ceux qui les surveillent ».

 Michel Bakounine a dû prier son ami d’intercéder auprès du procureur Andrieux afin de récupérer argent et carnets : la somme perdue représente 55 jours de salaire d’un ouvrier et les carnets contiennent ses secrets. Un seul d’entre eux est cependant mentionné par Palix, quand le dossier en contient deux. Lequel des deux carnets Bakounine souhaite-t-il récupérer ? À moins que son ami n’ait omis d’en réclamer un. Il est en tout cas frappant qu’ils ne soient jamais évoqués dans la procédure lancée contre Bakounine. Ils forment pourtant le brouillon de la tentative insurrectionnelle.

Un puzzle de l’insurrection lyonnaise du 28 septembre 1870

En effet, dans ses « Lettres à un Français sur la crise actuelle », répandues « à profusion » à Lyon, si l’on en croit le rapport parlementaire, Bakounine appelle à « un soulèvement immense, spontané, tout populaire, en dehors de toute organisation officielle, de toute centralisation gouvernementale », onze jours après la proclamation de la République du 4 septembre 1870, au lendemain de la défaite de Sedan contre la Prusse. Persuadé qu’une nouvelle révolution pourrait partir de Lyon, où une municipalité républicaine a succédé au comité de salut public autoproclamé le 4 septembre, le révolutionnaire russe s’y rend dès le 11 septembre. Il obtient d’ailleurs un permis de circulation et un laissez-passer du comité de salut public. Il avait déjà, l’année précédente, représenté les ouvrières lyonnaises au Congrès de l’Internationale à Bâle, prenant la place de leur meneuse. Alors que Lyon se prépare à un siège contre l’armée prussienne, nombre d’hommes ont été embauchés pour construire des fortifications. Mécontents de leur salaire, qui vient d’être diminué de 50 centimes, ils se réunissent régulièrement salle de la Rotonde. C’est là que Bakounine et ses amis font circuler leur « proclamation pour appuyer notre affiche », dont le brouillon manuscrit se trouve dans le dossier. Quant à l’affiche elle-même, elle détaille le projet d’une « fédération révolutionnaire des communes », et les 600 exemplaires commandés à l’imprimerie T. Regard, 12 rue de la Barre, sont apposés sur les murs de la ville, le 27 septembre 1870.

Horaires de train, adresses de ses amis, bribes de proclamations, extraits d’articles en allemand, évaluation des meneurs potentiels, tel le plâtrier Saigne, « bon révolutionnaire, d’accord avec nous » : le carnet de notes de Bakounine porte les traces de la préparation révolutionnaire. Il lui faut en effet prendre le train en partant de Locarno, en Suisse, se loger à Lyon (en l'occurrence, chez l'internationaliste Louis Palix), rencontrer des hommes partisans d'une nouvelle révolution, se mettre d'accord avec eux sur le déroulement du mouvement. La logistique se mêle donc aux idées dans ces pense-bêtes que sont ces carnets de poche, à la différence des véritables brouillons d'affiche ou de proclamation.  La tentative échoue cependant en quelques heures. Les propositions de l’affiche sont éloignées de la tradition du mouvement ouvrier lyonnais et les meneurs ne s’appuient pas sur les structures ouvrières existantes, souligne Jacques Rougerie : le mouvement est, selon lui, « inorganique ». Une fois entrés dans l’hôtel de ville, le préfet et le procureur enfermés dans le bâtiment, une proclamation faite du balcon, Bakounine et ses amis sont rapidement isolés. Les travailleurs des fortifications sont venus sans armes place des Terreaux et les gardes nationaux de la Croix-Rousse, appelés en renfort de l’insurrection, ne prennent pas son parti, mais celui de la municipalité. Les meneurs, dont Bakounine, le jeune internationaliste Albert Richard et le controversé général Cluseret, fuient quelques heures après leur proclamation de commune. Sur les douze hommes inculpés dans la foulée, seuls trois ne sont pas en fuite. Bakounine s’est rendu à Marseille, où des protections haut placées et des amitiés politiques lui permettent de partir pour Gênes. Il n’a cependant pas réussi à récupérer ses carnets, objets intimes devenus pièces à conviction non répertoriées.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
6 novembre 2024
En savoir plus :

Inès Ben Slama, « En République. Une histoire matérielle de la guerre franco-prussienne et des communes dans les grandes villes du Sud de la France (Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux), 1870-1871 », thèse de doctorat sous la direction de Quentin Deluermoz et Jean-François Chanet, Université Paris-Cité, 2024.

Claire Auzias et Annik Houel, La Grève des ovalistes : Lyon, juin-juillet 1869, Paris, Payot, 1982. 

Jacques Rougerie, La Première Internationale à Lyon. 1865-1870 : problèmes d’histoire du mouvement ouvrier français, Milan, Feltrinelli Editore, 1961.

Maurice Moissonnier, La Première Internationale et la Commune de Lyon, Paris, Éditions sociales, 1972.

Pour citer cette étude :

Inès Ben Slama, « Les carnets de Bakounine en 1870 : les secrets d’un révolutionnaire », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 6 novembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/693.