Une pièce de monnaie mutilée : un objet protestataire sous la Restauration

S’attaquer à l’image du roi est une affaire sérieuse, en particulier sous le régime des Bourbons. L’objet présenté ici est une pièce de monnaie mutilée, découverte en janvier 1827 à Toulouse, sur laquelle l’effigie de Charles X a été transformée en ecclésiastique, avec calotte et rabat. Loin d’être un cas isolé, il s’agit d’un geste manifestement concerté, qui vient troubler l’ordre monétaire et politique.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Un geste iconoclaste : Charles X mutilé

Cette pièce de 5 francs à l’effigie du roi Charles X pourrait paraître bien banale. Sur une des faces (le revers) figurent un écu couronné et des couronnes de laurier, le millésime 1827, et la lettre M, marque de l’atelier monétaire où elle a été fabriquée : Toulouse. Sur l’autre face (le droit) apparaît le portrait-silhouette de Charles X, par Michaut, graveur en médailles. Cette pièce de monnaie est censée incarner la présence réelle du roi très-chrétien, sacré à Reims deux ans auparavant.

Pourtant, la machine à incarner le sacré s’est quelque peu grippée… Des taches noires intriguent sur cette pièce découverte lors d’une soirée mondaine à Toulouse, en janvier 1827 (elle est alors quasi neuve !). Une calotte a été ajoutée sur le haut de la tête, ainsi qu’un rabat ecclésiastique au niveau du cou, au moyen d’une encre noire indélébile. Pas de doute : la pièce de monnaie a été mutilée par une main anonyme. L’effigie royale a été attaquée, métamorphosée en silhouette d’ecclésiastique. La pièce de monnaie, objet ordinaire où l’œil ne se fixe guère, est devenue un objet protestataire, voire séditieux. À ce titre, la pièce de monnaie mutilée a été immédiatement saisie et adressée par le préfet de la Haute-Garonne au ministre de l’Intérieur. Dans les archives de ce même ministre, figurent des dizaines de rapports qui évoquent des affaires analogues, ailleurs en France entre 1826 et 1828. Les pièces sont parfois disséminées dans des sacs de 1 000 francs à destination de maisons de commerce.

Le préfet de la Vienne envoie, à défaut de la pièce mutilée qu’il a fait saisir à Loudun, son décalque sur papier. Calotte noire, rabat ecclésiastique, parfois chapeau de jésuite à bords larges (dit « à la basile »), petite croix ou éteignoir (symbole de la réaction) : on retrouve certains de ces signes sur des centaines, peut-être des milliers de pièces de monnaie en circulation sous le règne de Charles X. Ils visent à dénoncer la dérive supposée d’une monarchie de plus en plus soumise au « parti-prêtre », voire menacée par un « complot jésuite ». La mutilation monétaire précède la satire graphique : il faudra attendre 1830 pour qu’une caricature de jésuite reproduise les traits de Charles X, dans le journal La Silhouette (qui sera immédiatement saisi). L’objet séditieux, ici, anticipe l’image, et non l’inverse.

Une campagne concertée ?

Cette campagne de mutilation monétaire est inédite par son ampleur. Des pièces de monnaie avaient bien été dégradées par le passé. Des pièces à l’effigie de Louis XVI avaient ainsi porté des traces de décapitation – des incisions au niveau du cou. Des pièces à l’effigie de Napoléon avaient été contremarquées à la fleur de lys au moment du basculement de régime, en 1814-1815. Des pièces à l’effigie de Louis XVIII n’avaient pas été épargnées non plus : certaines avaient été contremarquées à l’aigle (retour à l’envoyeur !), et d’autres recouvertes d’une calotte et d’un rabat, avec une pipe ajoutée à la bouche avec cette inscription : « je fume la France ».

Mais, avec Charles X, l’affaire est autrement plus sérieuse. Les autorités n’ont aucun doute : une campagne a été concertée à l’échelle nationale, par des opposants non identifiés – bonapartistes, libéraux ou « révolutionnaires », s’interrogent les préfets. L’affaire est d’autant plus embarrassante que les pièces mutilées, une fois disséminées dans le circuit des échanges, semblent hors de contrôle. Certains préfets n’hésitent pas à parler de « criminel travestissement », d’autres d’« outrage à la majesté royale » ou de « criminelle insulte », quand un autre préfère y voir une simple « espièglerie libérale ». L’objet, en tout cas, porte la trace d’une atteinte à la sacralité de l’image royale. Dans un des cas, une corde est même gravée autour du cou du souverain, avec cette inscription : « sacré jésuite »…

S’ajoutent à ces gestes graphiques d’autres mécanismes d’affaiblissement du pouvoir. À la vue de ces pièces mutilées, se cristallisent des rumeurs qui ne manquent pas d’inquiéter : « Le bruit se répand que le roi a été fait évêque depuis au moins deux mois, et qu’à dater de cette époque il en remplit chaque jour les devoirs, mais que pour ne pas être distrait de ses occupations religieuses, Sa Majesté se propose d’abandonner la conduite des affaires du royaume en abdiquant en faveur de Mgr le dauphin ». Une autre variante indique que « le roi s’est fait ordonner prêtre et qu’il célèbre la messe secrètement dans ses appartements ». La monnaie, censée manifester le monopole de la souveraineté, en vient à la déstabiliser dans ses fondements mêmes. Il est vrai que la mutilation des pièces de monnaie est encastrée dans des manifestations plus générales d’anticléricalisme et d’opposition au régime des Bourbons : contestation de missions religieuses, représentations très politiques de la pièce de Molière Tartuffe destinées à dénoncer le « complot jésuite », pamphlets anti-jésuitiques, etc. Malgré des enquêtes assez poussées et des perquisitions chez certains suspects, l’affaire des pièces mutilées ne conduit en tout cas à aucune condamnation.

Postérité du geste au cours du XIXe siècle

La mutilation de monnaie se poursuit à bas bruit au cours du XIXe siècle. Ainsi l’effigie de Napoléon III porte-t-elle des traces de décapitation sur une pièce de monnaie découverte en 1854 sur un ouvrier mécanicien de Mulhouse. Mais la déformation de monnaie a désormais lieu, le plus souvent, une fois les régimes tombés, dans une sorte de défoulement graphique a posteriori. Après la chute du Second Empire, le 4 septembre 1870, a lieu le « plus grand mouvement politique de transformation de monnaie connu au monde », selon Christian Schweyer. La contremarque « Sedan » est ajoutée au poinçon sur des dizaines de milliers de pièces de monnaie de faible valeur. Des casques à pointe sont gravés sur la tête de l’Empereur, pour dénoncer sa responsabilité dans la défaite récente face à la Prusse. D’autres pièces, proprement satiriques cette fois, sont éditées pour la circonstance : ainsi cette pièce-médaille, conservée au musée Carnavalet, qui représente Napoléon III avec casque et cigarette, ajoutant les inscriptions « Sedan » et « Napoléon III le misérable – 30 000 prisonniers ». La pratique semble avoir diminué par la suite. S’il est un objet politique très « XIXe siècle », c’est donc bien la pièce de monnaie mutilée…

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
11 novembre 2024
En savoir plus :

Thibault Cardon, « Monnaies satiriques au XIXe siècle : l’apport des archives (II) », Bulletin du Cercle d’études numismatiques, vol. 53, n° 3, septembre-décembre 2016, p. 20-26.

Fabrice Erre, « Le « Roi-Jésuite » et le « Roi-Poire » : la prolifération d’« espiègleries séditieuses » contre Charles X et Louis-Philippe (1826-1835) », Romantisme, 2010/4, n° 150, p. 109-127.

Emmanuel Fureix, L’œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, p. 191-198

Christian Schweyer, Histoire des Monnaies Satiriques, Paris, Carmanos-Commios, 2016.

Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Une pièce de monnaie mutilée : un objet protestataire sous la Restauration », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 11 novembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/773.