Une image à transformation : que cache cette fleur de lys?

L'image devient un objet quand elle est manipulée, pliée et dépliée. Ce procédé a eu de puissants usages politiques. En pleine Restauration bourbonienne, des fleurs de lys habilement dessinées et pliées ont pu dissimuler des aigles, voire même des portraits de Napoléon. Ces images à transformation ont inquiété les autorités car elles semblaient rejouer les Cent-Jours : à travers elles, c'est le retour de Napoléon qui s'incarnait dans un objet, hautement séditieux.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Plier, déplier : de la fleur de lys à l’aigle

Emblème des Bourbons, la fleur de lys est omniprésente dans le décor officiel de la Restauration (1814–1830), aux côtés du drapeau blanc. Au premier regard, cette fleur de lys (dessin 1) soigneusement coloriée a l’air bien ordinaire. Mais si on déplie la feuille de papier qui la contient, c’est une tout autre histoire qui est racontée. Un aigle, fier et sûr de son fait, fait son apparition. Il porte une couronne et tient un drapeau tricolore dans son bec. En pleine Restauration, l’image officielle se dédouble ainsi en une autre image, tout à fait séditieuse celle-là : l’aigle couronnée (terme féminin en héraldique), emblème de l’Empire déchu. Alors interdite, tout comme les trois couleurs révolutionnaires, elle a été systématiquement effacée de l’espace public. On a de fait, en 1815–1816, massivement détruit et brûlé des aigles lors d’une grande campagne iconoclaste orchestrée par le régime bourbonien.

Ce dessin en 2D / 3D, découvert à Rennes en 1822 puis conservé dans une correspondance administrative, est loin d’être isolé. Quelques années plus tôt, en 1819 à Toulouse, une autre fleur de lys (dessin 2) finement dessinée, une fois dépliée, dévoilait un portrait de Napoléon en médaillon, surmonté d’une aigle couronnée, de deux drapeaux tricolores avec les inscriptions « Marengo » et « Austerlitz ». Sous le portrait de l’empereur figuraient deux médaillons de l’impératrice et du roi de Rome, accompagnées des inscriptions « Ménagez votre noble carrière » et « Honneur, gloire et patrie ».

Les archives administratives font mention de semblables fleurs de lys pliées et dépliées dans au moins quatre départements : la Haute-Garonne, la Seine-Inférieure, la Seine et l’Ille-et-Vilaine. La plupart de ces objets sont dessinés, mais d’autres sont gravés, donc reproductibles à l’infini, puis coloriés pièce à pièce. C’est le cas de cette fleur de lys saisie par les autorités, qui, dépliée, dévoile, outre l’aigle couronnée, une frise allégorique. Inspirée d’une caricature de 1815, elle en reconduit la lettre - « je reprends mon bonnet et je te laisse ma calotte ». Elle montre Napoléon se saisissant de la couronne de Louis XVIII (le « bonnet » en question), accompagné de grenadiers de la Vieille Garde. Derrière Louis XVIII s’enfuient un prêtre, un émigré et un garde suisse. Une estampe identique, mais inversée, est conservée au Musée Carnavalet, indice de sa circulation nationale. On peut encore y voir les traces de pli sur le papier.

Rejouer les Cent-Jours ? Des objets en contexte

Dans tous les cas, un même dispositif est à l’œuvre : une image à transformation, c’est-à-dire une première image, qui, par un jeu de dépliage, dévoile une seconde image, plus élaborée et plus « vraie » que la première. Ce dispositif rend palpable la réversibilité des pouvoirs : le règne des Bourbons, éphémère, ne durera point, et bientôt Napoléon, et/ou son fils, sera de retour… Il ne vise pas seulement à répondre à un interdit de représentation (l'image de Napoléon est proscrite). Il rend le spectateur actif, par la performance de pliage et de dépliage, comme s’il rendait visible et crédible une prophétie politique : Napoléon sera bientôt sur le trône, et comme pendant les Cent-Jours, il chassera les Bourbons et leurs alliés. On imagine les commentaires qui pouvaient accompagner les scènes de pliage et de dépliage…

Il faut en effet inscrire ces objets à images dans une économie de la rumeur, au cours des premières années de la Restauration, où le retour de Napoléon depuis Sainte-Hélène est très régulièrement annoncé, à la ville comme à la campagne. Il est significatif que des dessins de fleurs de lys dissimulant des aigles aient été retrouvés sur plusieurs places de Rennes au même moment. En dispersant ces objets dans l’espace public, on espérait susciter le trouble et l’incertitude, et susciter des fausses nouvelles, comme on le faisait aussi en dispersant ici ou là des cocardes tricolores, en arborant clandestinement un drapeau tricolore au clocher de l’église ou encore en souillant d’excréments un drapeau blanc. Dans d’autres cas, les fleurs de lys pliées étaient proposées à des personnes connues pour leur nostalgie de l’Empire, dont il s’agissait d’entretenir l’espérance. Dans d’autres cas encore, les étranges fleurs de lys étaient montrées à des paysans, jusque dans des fermes, avec des airs de mystère, comme il était d’usage lorsque étaient exhibés des signes cryptés, par exemple dans des tabatières à double fond. Toujours, il s’agissait de faire vaciller, à travers des objets, la légitimité et la pérennité du pouvoir en place. En dépliant la fleur de lys, c’était les Cent-Jours que l’on rejouait à peu de frais, ici et maintenant.

Les dessous d’une image : le poids de la misère

La dissémination de ces fleurs de lys réversibles en aigles interroge. Une campagne nationale a-t-elle été orchestrée ? Difficile à dire, faute de preuves tangibles. Mais à tout le moins, le modèle a suscité des émules. Si la plupart du temps les autorités ne parviennent pas à remonter jusqu’aux auteurs des dessins, quelques cas font exception. Et les petites mains de la subversion prennent alors les traits de pauvres hères. À Redon, ce sont deux indigents qui sont soupçonnés. À Rouen, c’est un peintre, Lacrique, qui est confondu : « Ce misérable peintre est dans un si grand dénuement qu’il manquait de pain, on lui offrait de l’argent, il a passé plusieurs nuits à fabriquer les dessins qui devenaient sa seule ressource et il paraît qu’il n’en avait point fait d’autre. » On est loin du portrait-robot du conspirateur bonapartiste. Il est néanmoins condamné à trois mois de prison et cinquante francs d’amende. À Toulouse, c’est un maître d’écriture, Malbec, qui est interpellé par le préfet. Ce dernier renonce à toute poursuite, face à l’effet de cette interpellation : « Malbec fut tellement frappé de terreur qu’il se trouva mal », écrit le préfet.

Ces fleurs de lys pliées sont à la fois des images et des objets, manipulables et transformables. Elles donnent corps à une espérance diffuse et confuse, celle d’un retour possible de Napoléon, comme en 1815. Elles jouent sur le goût du public pour les images cachées, et plus généralement pour les images que l’on peut animer en les dépliant. Elles dialoguent avec des rumeurs lancinantes, au cœur de l’imaginaire politique napoléonien. Mais elles dévoilent, autant qu’une économie de la croyance, une économie de la survie, leurs auteurs trouvant dans ce marché clandestin un moyen simple de gagner quelques sous.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
18 janvier 2025
En savoir plus :

Emmanuel Fureix, « Objets politiques séditieux (France, 1814–1830) », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 14 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item-set/63.

John Grand-Carteret, Vieux papiers, vieilles images : cartons d’un collectionneur, Paris, A. Le Vasseur, 1896.

François Ploux, Bruit public. Rumeurs et charisme napoléonien (1814–1823), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023.

Sheryl Kroen, Politics and Theater. The Crisis of Legitimacy in Restoration France, 1815–1830, Berkeley, University of California Press, 2000.

Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Une image à transformation : que cache cette fleur de lys? », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 18 janvier 2025, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/803.