Napoléon caché dans une étoffe de la Restauration
- Ce morceau de tissu imprimé a été saisi à l'occasion d'une foire en Alsace, en 1824. Anodin en apparence, il dissimule une série de signes cryptés qui renvoient à la figure de Napoléon, mort depuis trois ans. L'objet est perçu comme séditieux, mais ne peut pourtant faire l'objet de poursuites.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
Une image cryptée
Ce morceau d’étoffe imprimée, ou indienne, est saisi sur la foire de Benfeld (Bas-Rhin) en mai 1824, sous le règne de Louis XVIII. La pièce de tissu rouge et jaune au décor soigné paraît au premier regard anodine. Mais l’œil suspicieux des autorités de la Restauration est plus aiguisé que le nôtre. Le ministre de l’Intérieur, auquel cet échantillon parvient, n’en doute pas un seul instant : « assurément il y a intention bien séditieuse ». Il faut alors scruter de plus près cette pièce de tissu, dont chaque élément de décor n’excède pas deux centimètres. On y découvre alors une île au milieu des vagues, un soleil levant, un saule pleureur, un chapeau bicorne, et, sous ce chapeau, une fleur de pensée et un aigle bicéphale. Cet assemblage de signes cryptés construit bien une allégorie politique : celle de la mort de Napoléon à Sainte-Hélène, et, par-delà le deuil, le maintien de l’espérance bonapartiste incarnée par l’aigle et le soleil levant.
Dans les années qui suivent la mort de l’empereur, les symboles du deuil prolifèrent sur toutes sortes d’objets du quotidien : des tissus, des gilets, des tabatières, des fleurs portées en boutonnière, etc. Ces objets sont souvent perçus comme séditieux par le régime des Bourbons, en tant que signes d’une souveraineté alternative, incarnée par le fils de Napoléon, le duc de Reichstadt, alors âgé de 13 ans. Ils semblent alimenter le fantasme d’un renversement des Bourbons et d’un retour possible de la famille Bonaparte, annoncé par une série de rumeurs depuis 1815. L’immuabilité du régime est dès lors, symboliquement, remise en jeu.
Le commerce des objets séditieux
L’objet suspect se retrouve donc au centre d’une enquête administrative, dont les archives du ministère de l’Intérieur conservent les traces et nous livrent les clés. La toile peinte a été dessinée par le « Sieur Baumgarten », d’après un modèle venu d’une « fabrique étrangère au département du Haut-Rhin ». Elle a été fabriquée dans la manufacture du « Sieur Robert » à Thann (Haut-Rhin), et enfin vendue par « le Sieur Kreis, d’Obernay ». Le fabricant Robert est un Suisse originaire de Neufchâtel, l’un des foyers européens de la fabrique d’indiennes à la fin du XVIIIe siècle. Il s’installe à Thann en 1806, à la suite des mesures protectionnistes prises sous le Premier Empire qui l’empêchent d’exporter ses produits depuis la Suisse. Sous la Restauration, il est réputé pour la qualité de ses indiennes, finement imprimées au rouleau, mais pas pour d’éventuelles sympathies bonapartistes.
Comme souvent à propos des objets séditieux, la logique du marché prime en réalité sur celle des croyances : le tissu est produit en raison du succès commercial qu’on lui attribue, succès lié à la mode des bibelots napoléoniens depuis 1815. De fait, le monde des objets à figures napoléoniennes, sur toutes sortes de supports, connaît en Europe sous la Restauration une vogue impressionnante, à la mesure de l’empreinte mémorielle laissée par l’empereur déchu. Que certains acheteurs aient pu attacher une valeur politique aux motifs cryptés, voire y projeter des émotions puissantes, est une hypothèse tout à fait vraisemblable, et attestée dans d’autres cas. À la même période, des tabatières illustrées représentant plus ou moins discrètement le tombeau de Napoléon à Sainte-Hélène circulent clandestinement et rencontrent un vif succès. Certaines sont embrassées, en signe de dévotion, par des nostalgiques de l’empereur.
Une enquête classée sans suite
Reste qu’après un bref échange et malgré les inquiétudes du préfet, le ministre de la Justice se prononce pour l’absence de poursuite. Le risque judiciaire est trop important : « Les échantillons que vous m’avez adressés et que je vous renvoie ne me semblent pas de nature à pouvoir servir de base à une action criminelle, et je pense qu’on doit éviter toutes poursuites de ce genre lorsque le succès peut être douteux. » La qualification juridique de l’objet séditieux doit en effet répondre aux termes de la loi de 1822 contre les délits de presse. Or, « la distribution ou la mise en vente de tout signe ou symbole destiné à propager l’esprit de rébellion ou à troubler la paix publique » ne semble pas devoir ici s’appliquer. Seule une pression administrative continue d’être exercée sur le fabricant d’indiennes, en sa qualité d’étranger : « le gouvernement cessera d’autoriser sa résidence dans le royaume s’il continue de se montrer indigne de cette faveur ». On ignore tout du destin futur de cette toile peinte, mais elle est devenue un objet politique par une opération administrative, beaucoup plus que par ses usages effectifs. L’objet a été livré à une lecture policière qui l’a constitué comme politique, au risque de la sur-réaction.
- Auteur de l’étude :
- Emmanuel Fureix
- Date de mise en ligne :
- 7 février 2024
- En savoir plus :
Emmanuel Fureix, « Resisting with Objects ? Seditious Political Objects and Their “Agency” in Restoration France (1814-1830) », dans Christopher David Fletcher (dir.), Everyday political objects : from the Middle Ages to the contemporary world, New York, Routledge, 2021, p. 135-150.
- Pour citer cette étude :
Emmanuel Fureix, « Napoléon caché dans une étoffe de la Restauration », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 7 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/1.