Une tête de pipe devenue subversive : Ledru-Rollin en effigie

Au XIXe siècle, la consommation de pipes à tabac se démocratise. Des "têtes de pipe" reproduisent les traits des célébrités du temps : en 1848, c'est au tour de grandes figures républicaines, comme Ledru-Rollin. Mais, banales au départ, ces pipes "rouges" deviennent rapidement subversives...

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Des têtes de pipe très populaires

Au cours du XIXe siècle, la consommation de tabac explose, en particulier celle du tabac chaud (fumé), qui l’emporte progressivement sur le tabac froid (chiqué ou mâché). À côté des tabatières traditionnelles, les pipes deviennent donc des objets familiers, quoique presque exclusivement masculins. Les hommes fument la pipe à la maison ou au cabaret, plus rarement dans l’espace public ouvert. Leur matériau est un marqueur social : aux précieuses pipes en écume de mer ou en porcelaine s’opposent les pipes en terre cuite bon marché. Parallèlement, la mode des pipes à figure se diffuse dans la première moitié du XIXe siècle. Leur fourneau est sculpté à l’effigie des personnages au goût du jour. Les têtes de pipe, aux formes souvent grossières, deviennent ainsi un médium populaire d’actualité et d’histoire. Trois centres de production émergent en France : Saint-Omer, Montereau et Givet, où la manufacture Gambier se taille un beau succès. Son catalogue est politiquement éclectique : en 1840, Napoléon y côtoie La Rochejaquelein (héros vendéen royaliste). Avant cela, à la fin de la Restauration, des commis voyageurs diffusent en province des pipes à l’effigie de Napoléon, du général Foy (député libéral d’opposition), comme du Dauphin fils de Charles X.

Alexandre Ledru-Rollin, un montagnard en effigie

Avec la Révolution de 1848, les visages des républicains de toutes tendances migrent sur les fourneaux de pipes : les modérés Lamartine et Garnier‑Pagès, mais aussi les « rouges » Barbès, Blanqui et Ledru‑Rollin. Les pipes à l’effigie de Ledru-Rollin trouvent leur public de consommateurs dans les bureaux de tabac ou par colportage. Leur succès est tel qu’elles font même l’objet de contrefaçons.

Député d’opposition sous la monarchie de Juillet, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement provisoire issu de la Révolution de 1848, et candidat malheureux à l’élection présidentielle de décembre 1848, Ledru-Rollin est alors une tête d’affiche du mouvement de la République démocratique et sociale, favorable au droit au travail. En mai 1849, il est élu député et siège à la gauche de l’Assemblée législative, avec les membres de la « Montagne ». Meneur de la journée révolutionnaire du 13 juin 1849, il est contraint à l’exil en Angleterre.

Les objets à effigie participent d’une politique de la célébrité assumée par les démocrates, qui diffusent sur toutes sortes de supports les images des représentants du peuple proches de leur cause. Au sein de cette production, le visage de Ledru‑Rollin se distingue en particulier par sa coiffure et sa barbe en collier, qui en souligne la rondeur. Sur le fourneau de pipe, l’identification est assurée par l’inscription de son nom. Ce sont les mêmes traits de Ledru‑Rollin qui apparaissent dans une gravure montrant les élus de la Montagne, imprimée sur des mouchoirs. La pipe, partagée dans les cafés et cabarets, ajoute cependant au pouvoir de l’image celui de la sociabilité.

Des pipes incendiaires

La pipe Ledru-Rollin, à la mode en 1848, devient au fil des mois de plus en plus subversive, à mesure qu’une République d’ordre s’installe et s’oppose aux « rouges » et aux « partageux » (partisans d’une égalité sociale). Des socialistes l’exhibent publiquement pour provoquer les « honnêtes gens ». Plusieurs sources attestent de tels usages politiques de l’objet. En 1850, des républicains rouges du Gers fument ainsi des « pipes incendiaires où sont sculptées les têtes de Ledru-Rollin, Barbès, Raspail ». À Paris, les habitués d’un cabaret de la rue Saint-Maur se réunissent pour fumer « dans des pipes dont la cheminée représente des têtes démocratiques et socialistes », Pierre Leroux et Ledru-Rollin. En décembre 1851, un des insurgés drômois révoltés contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, craignant d’être arrêté, offre à l’un de ses camarades une pipe à l’effigie de Ledru-Rollin.

Accusées de diffuser le désordre social, les pipes rouges sont pourchassées. Avant même le coup d’État, un marchand de Marmande se voit saisir des pipes à l’effigie de Barbès et de Ledru‑Rollin. À partir de 1852, l’offensive s’accélère contre les têtes de pipes socialistes. Plusieurs centaines d’entre elles sont saisies et détruites, à Bordeaux, Toulon et Nîmes. Les débitants de tabac perquisitionnés sont condamnés à un mois de prison et cent francs d’amende — soit un mois et demi de salaire ouvrier.

En 1853, à Bordeaux, des tenancières de bureaux de tabac, veuves ou filles d’anciens soldats napoléoniens, se défendent en invoquant leur bonne foi. Elles déclarent n’avoir eu aucune « intention de pousser à la révolte, ni surtout d’attaquer le gouvernement », mais avoir simplement « obéi aux exigences de l’époque et de leur profession ». Selon elles, les têtes de pipes républicaines, vendues librement en 1848, auraient ensuite été « oubliées » dans leur magasin. Ces « pauvres femmes », ayant toutes « rendu quelque service à l’État », et « entourées de la considération publique », implorent le pardon de l’empereur Napoléon III. Celui‑ci leur accorde sa grâce, réduisant l’amende à 25 francs et annulant la peine de prison.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
8 février 2024
Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Une tête de pipe devenue subversive : Ledru-Rollin en effigie », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 8 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/10.