Le poignard de Louvel, assassin du duc de Berry

En février 1820, l'ouvrier Louvel tue le duc de Berry, futur héritier du trône, avec un poignard, arme qu'il s'était spécialement procurée chez un coutelier. Cette pièce à conviction passe ensuite des archives de la justice aux pièces de musées, devenant un symbole de la violence politique.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

L’arme régicide

Le 13 février 1820 au soir, rue de Richelieu à Paris, devant une sortie latérale de l’opéra (démoli par la suite), un individu trompe la vigilance de quelques factionnaires et se précipite sur le duc de Berry, neveu du roi Louis XVIII, pour le blesser mortellement en lui enfonçant une lame dans la poitrine, avant de s’enfuir. Vite rattrapé, il est identifié comme Louis-Pierre Louvel, âgé de 36 ans, ouvrier sellier aux Écuries du roi, inconnu de la police parisienne. Il explique son geste par son hostilité au régime de la Restauration et par son désir de provoquer l’extinction de la dynastie régnante. Il s’agit donc d’un quasi-régicide utilisant l’arme la plus souvent attachée à ce type de crime, celle de Brutus contre César, ou de Ravaillac contre Henri IV — et Louvel est souvent qualifié en 1820 de « nouveau Ravaillac ». Ce « poignard » rudimentaire est en fait une alène, un outil servant à percer le cuir, mais aiguisée des deux côtés, ce qui en facilite l’usage meurtrier. En retirant lui-même la lame de la plaie, le prince ne s’y trompe pas et s’écrie : « Je suis assassiné ! » Les magistrats feront mener de longues et tenaces recherches à La Rochelle pour retrouver le coutelier chez lequel Louvel déclare avoir acheté l’arme au mois de juillet 1815, au terme de l’aventure des Cent-Jours durant laquelle il était employé aux équipages impériaux. On ne parvient cependant à aucune certitude sur l’origine du couteau fatal, ce qui contribue à entretenir le doute de ceux, nombreux chez les royalistes, qui croient que Louvel, considéré comme trop fruste pour avoir agi de son propre chef, a dû être lui-même « l’instrument » d’un complot politique qui le dépasse.

Le poignard libéral

« On demande si le couteau qui a tué [le duc de Berry] s’appelait un poignard, un tire-point, un tranchet, un bout d’épée. Je l’ai vu. Cet instrument s’appelle une idée libérale. » Dans Le Drapeau blanc du 22 février 1820, l’écrivain Charles Nodier propose une formule saisissante — et souvent citée — de la pensée contre-révolutionnaire devant le retour du régicide vingt-sept ans après l’exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793. Peu importe, en un sens, l’arme, et peu importe même l’assassin, obscur exécutant fanatisé : le principe du crime, c’est l’idéologie « libérale » qui inspire la haine des rois et qui, depuis le XVIIIe siècle, sème le désordre et la violence dans la société en contestant ses fondements religieux et politiques traditionnels. Le couteau meurtrier n’est alors que la matérialisation de « funestes doctrines » auxquelles la liberté de la presse laisse libre cours. Élie Decazes, le principal ministre du roi, est ainsi violemment accusé par la droite royaliste d’avoir laissé « le poignard libéral s’aiguiser dans l’ombre », comme le suggère une lithographie qui fait scandale au mois d’avril 1820 : elle montre le futur assassin méditant son crime, le poignard à la main, dans sa chambre de sellier envahie par les journaux et les livres corrupteurs. Le passage à l’acte donne cependant au « petit morceau de fer » (Nodier) dont s’est servi l’ouvrier sellier une importance à la mesure de ses conséquences : la mort du prince qui devait donner un futur roi à la France, au terme d’un corps-à-corps où, concrètement et symboliquement, coule le « sang des Bourbons ».

Pièce à conviction(s), pièce d’exposition

Le poignard est versé au dossier judiciaire de l’attentat avec sa « gaine en cuir » saisie sur l’assassin. Dans les années 1840, les archivistes créent une collection spécifique (cotée AE/V) de « pièces à conviction et objets saisis » issue de grands procès, en particulier politiques, et spécialement des régicides. Cette collection forme une sorte d’annexe réservée du musée d’histoire créé en 1867 dans les salons de l’hôtel de Soubise, siège des Archives nationales. En 1897, l’historien G. Lenotre, familier de l’institution, raconte ainsi avoir pu visiter ce « musée des horreurs », et pour lui, « de toutes ces sinistres reliques, la plus saisissante est peut-être le couteau que Louvel plongea dans le cœur du duc de Berry ». Après la Première Guerre mondiale, les « sinistres reliques » sortent des placards pour gagner les vitrines du musée des Archives nationales, et notamment l’arme de Louvel, qui est encore exposée au public durant l’hiver 2023-2024 — flanquée de la « machine infernale » de Fieschi (1835). À ce titre, le modeste « poignard » fatal au duc de Berry est d’ailleurs quasiment la seule et dernière trace tangible, dans l’espace public, d’un évènement largement sorti de la mémoire collective. Le dernier mot reste en somme à une violence politique que l’on a souvent durement condamnée, mais aussi parfois justifiée, en y voyant l’exutoire vengeur d’un peuple muselé.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
30 avril 2024
En savoir plus :

Gilles Malandain, L’introuvable complot : attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2011.

Gilles Malandain, « Louvel : “nouveau Ravaillac” ? Les modèles du régicide sous la Restauration », dans Isabelle Pébay-Clottes, et al. (dir.), Régicides en France et en Europe (XVIe-XIXe siècles), Genève, Droz, 2017, p. 477-489.

Karine Salomé, L'ouragan homicide : l’attentat politique en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010.

Pour citer cette étude :

Gilles Malandain, « Le poignard de Louvel, assassin du duc de Berry », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 30 avril 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/189.