Le cahier d’une écolière révolutionnaire
- Ce cahier d'arithmétique appartenait à Elisabeth Lion, une écolière de 11 ans, fille de manouvriers. Ses riches décorations révolutionnaires en font un objet politique : choix des couleurs, dessins de cocardes, de rubans, de bonnets rouges, d'un arbre de la liberté et d'une guillotine. Cette archive rare est un véritable cahier‑Révolution.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
Un cahier d’enfant
Ce cahier est celui d’une enfant de 11 ans, Elisabeth Lion, vivant à Brignoles. Elle commence à l’écrire le 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), à la rentrée scolaire, sous la conduite de Jean‑Joseph Ambard (1743‑1830), instituteur de l’une des écoles mixtes de cette petite ville du Var. Une telle archive est rare, comme toutes les écritures enfantines. À l’image des quelques autres cahiers d’écoliers qui nous sont parvenus, celui‑ci, composé de 126 pages, est dédié à l’arithmétique. Sous la dictée de son maître, Elisabeth a recopié un ensemble de définitions et de problèmes résolus. Le fond du propos n’est guère original : les quatre principales opérations et la règle de trois y occupent l’essentiel des pages. Tout l’enjeu semble de former Elisabeth aux « mathématiques commerciales », essentielles à la conduite des affaires du foyer. Les questions soumises à l’élève concernent ainsi des longueurs de tissu fabriquées, des quantités de blé transformées en farine, le coût de telle ou telle quantité de vin, des exercices de comptabilité. Ambard a puisé son inspiration dans des manuels de large circulation aux XVIIe et XVIIIe siècles. Du point de vue du contenu mathématique, l’originalité du cahier tient alors surtout à ce qu’il soit celui d’une petite fille, qui accède ici aux méthodes du calcul de la même manière que le font les garçons, ambition scolaire d’autant plus remarquable que les parents d’Élisabeth, simples ouvriers agricoles ne sachant signer les actes officiels jalonnant leurs vies, étaient étrangers à la culture écrite.
Cahier de mathématiques et objet politique
Ce cahier d’arithmétique, travail d’une enfant transcrivant des problèmes anciens, possède une autre originalité encore : il est un objet politique. La politique, de fait, y sature chacune de ses pages. Point dans les énoncés mathématiques, qui n’intègrent aucune référence au contexte ou aux savoirs révolutionnaires, mais dans le décor, dans les marges, dans chaque espace de la feuille investi par le joli. Du caractère périphérique de l’empreinte politique, on aurait tort de déduire son caractère anecdotique. Le souci de façonner un bel objet est habituel dans les cahiers d’arithmétique des enfants du XVIIIe siècle. C’est même une exigence constitutive de ce type de support – également visible, par exemple, dans le cahier de Jean‑Jacques Ollive (1788).
Or, donc, cette fois, ce qui fait beau, c’est la politique. C’est simple, la symbolique révolutionnaire est là à chaque feuillet composé par l’écolière. Réhaussée de couleurs vives, renforcée par le souci du détail, on ne voit qu’elle ou presque au premier coup d’œil. Dès la couverture puis la page de titre, les trois couleurs de la nation souveraine (bleu blanc rouge), emblèmes de la Révolution depuis 1789, sont omniprésentes, et les pages suivantes multiplient les motifs dont se sont parés les temps nouveaux pour substituer à l’univers dense des signes de l’Ancien Régime un ensemble de symboles fédérateurs, véhicules des valeurs de la Cité républicaine. Elisabeth Lion écrit en tricolore, dessine à foison des cocardes, des rubans, des bonnets rouges (symboles de liberté), des faisceaux de licteurs (symboles d’union), des balances et niveaux (symboles d’égalité). Rien n’y manque, pas même l’arbre de la liberté, si bien que le rendu final est celui d’un cahier‑Révolution fait par et pour l’enfance, dont le ton patriotique général a d’évidents accents martiaux (navire militaire, tambour d’armée, canon surmonté par un coq), à la mesure d’une nation en guerre contre toute l’Europe et de l’imagerie guerrière qu’elle sécrète en conséquence – comme sur cette gravure de large circulation, où les motifs, coq sont presque parfaitement identiques à ceux représentés par Elisabeth : canon, piques à drapeaux bleu‑blanc‑rouges.
Voilà donc jusqu’où pouvaient « descendre » l’ambition des révolutionnaires de faire un peuple de citoyens par l’éducation des enfants et la symbolique républicaine : jusqu’aux rebords des exercices d’arithmétique les plus conventionnels et à leur part d’élégance. Exprime‑t‑on cependant quelque chose lorsque l’on reformule, du bout de sa plume, ce qui est si présent au même moment dans l’espace public (lors des fêtes républicaines, dans les gravures, dans la rue et son quotidien – pour les bonnets, les cocardes, les arbres de la liberté, les drapeaux, les piques) ? On exprime déjà, ce qui est beaucoup, une sensibilité à l’air du temps (qu’elle soit celle de l’enfant ou celle de son maître). Et puis il y a cette leçon de la philologie : tout copiste doit être considéré comme auteur de quelque chose, dans la mesure où l’acte même de la reformulation implique une forme, fût‑elle minimale, d’appropriation.
Des accents de l’an II à l’automne de la Révolution
Mais ajoutons aussi qu’Elisabeth Lion mêle à son cahier des dessins à contretemps. Ici une tête de sans‑culotte à bonnet rouge, là un sans‑culotte armé de sa pique foulant aux pieds une couronne et le sceptre d’un roi. Quelques pages plus loin, elle esquisse une guillotine embellie par l’emploi des trois couleurs – elle n’est donc pas symbole d’horreur, mais objet positif du combat de la nation contre ses ennemis. Or, le cahier d’Elisabeth est écrit durant l’année scolaire de l’an III, qui est celle de « l’automne de la Révolution ». Après Thermidor, la valeur symbolique de la figure du sans‑culotte, incarnation de l’énergie populaire en Révolution, est en repli rapide, de même que la valorisation de la guillotine. Les thermidoriens œuvrent à « dépopulariser » la politique et à imputer à la seule « Terreur » les débordements répressifs dont la guillotine est déjà devenue l’incarnation. L’enfant les a pourtant dessinés, ces sans‑culottes, cette guillotine, et l’on ne peut qu’avancer des hypothèses pour interpréter ce geste : l’incompréhension – par Ambard ou Elisabeth – des renversements de légitimité politique qui se sont opérés depuis l’été 1794 ; le regret – pourquoi pas – d’une période révolue où le peuple en armes faisait encore la République et où leurs ennemis pouvaient être sévèrement punis ; la difficulté, enfin, pour les thermidoriens, de vaincre les signes de l’époque qu’ils entendaient refermer (l’an II, « la Terreur »).
Bien sûr, il est toujours difficile de savoir si le discours d’un enfant est le sien ou celui d’un adulte se tenant derrière lui. Remarquons tout de même ceci : nous ne sommes pas, avec le cahier d’Elisabeth Lion, en présence d’un message destiné à la seule sphère publique. Une fois la classe terminée, l’objet est rentré dans la sphère privée, où l’on a pris soin de le conserver, de lui trouver une place parmi les matériaux constitutifs de la mémoire familiale – sa beauté put y être pour quelque chose, de même que l’utilité future de ses formules mathématiques. Remisé, oublié peut‑être (mais un temps seulement, car les occasions de s’en débarrasser ne pouvaient qu’être nombreuses), ce cahier entame alors, comme archive venue de la Révolution en des temps et des régimes rapidement contraires, une autre carrière politique : celle du souvenir (d’enfance).
- Auteur de l’étude :
- Côme Simien
- Date de mise en ligne :
- 10 septembre 2024
- En savoir plus :
Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Genève, Droz, 2000 (rééd.)
Luciano Canfora, Le Copiste comme auteur, Toulouse, Anacharsis, 2012.
Dominique Julia, Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, Belin, 1981
Sergio Luzzatto, L’automne de la Révolution. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, Honoré Champion, 2001.
Bernard Ycart, « Deux cahiers d’arithmétique autour de la Révolution », in Sesamath, 2024, n°88.
- Pour citer cette étude :
Côme Simien, « Le cahier d'une écolière révolutionnaire », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 10 septembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/354.