Le roi-jésuite en pain d’épices (Metz, 1827)

Une archive en pain d'épices, voilà un objet bien singulier. A l'effigie du roi Charles X, le petit pain d'épices est vendu lors d'une grande foire annuelle à Metz, en 1827. On y discerne une sorte de calotte qui semble assimiler le roi à un jésuite. La pâtisserie devient alors un objet potentiellement séditieux ; elle est saisie par les autorités. Une controverse se déploie autour de cet objet-image. L'article permet de restituer les multiples regards qui sont portés sur lui

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Un pain d’épices royal

Près de deux siècles après sa fabrication, ce petit pain d’épices à l’effigie de Charles X est plutôt bien conservé, au musée des Archives nationales à Paris. Il est certes un peu assombri, morcelé, asséché. Mais l’inscription gravée à la base du cou, « Charles X », permet d’y reconnaître la silhouette d’un roi. Une intrigante calotte peut aussi être repérée sur la tête dudit roi. Dans la correspondance administrative qui le contenait, le pain d’épices a laissé une nette empreinte sur le papier, et là encore, la calotte semble bien visible. C’est précisément ce signe qui transforme le modeste pain d’épices en objet séditieux.

En soi, le transfert sur une pâtisserie de l’image d’un roi inviolable et sacré soulève déjà bien des questions. Il faut y voir les contradictions d’un régime visuel où les images migrent de support en support, au risque de perdre leur aura. Mais en ce siècle de culte politique des célébrités (« celebrity politics »), il n’est pas rare de voir des confiseries à l’effigie des grands hommes ou des souverains que l’on vénère : Napoléon, Louis XVIII, le député libéral Foy, etc. Ainsi, en 1825, des confiseurs ont-ils vendu des statuettes en sucre et en chocolat à l’effigie de « Bonaparte » ou des « bonbons à la général Foy ». On peut y voir une pratique iconophage (ingestion d’image) revisitée.

L’objet du délit est donc, plutôt que le roi en pain d’épices, le roi à calotte ou roi-jésuite. Les pains d’épices incriminés ont été exposés à Metz, en plusieurs exemplaires, sur la baraque en bois d’un confiseur, Billy-Boidar, dans le cadre de la « foire de mai » qui attire chaque année des dizaines de marchands. Ils n’ont suscité aucun trouble à l’ordre public, mais ont été très vite saisis par la police, ainsi que les moules qui ont permis de les fabriquer, et le confiseur a été déféré devant la justice royale. Le préfet de la Moselle, très inquiet, écrit au ministre de l’Intérieur : « on ne saurait assez déplorer les écarts d’une imagination assez déréglée pour s’affranchir à ce point du respect dû à la majesté royale ».

Une image obsédante : le roi-jésuite

Il faut dire que l’assimilation du roi Charles X à un jésuite — ou, dans certaines variantes, à un évêque — travaille en profondeur l’opinion publique depuis le début de son règne, en 1824. Son sacre ultra-traditionnel à Reims en 1825, puis la loi dite du sacrilège, qui condamne très sévèrement les profanations d’hosties ou de vases sacrés, prêtent le flanc à une critique lancinante : l’Église catholique, et singulièrement les jésuites, exerceraient la réalité du pouvoir monarchique. En d’autres termes, un « complot jésuite » serait à l’œuvre dans la société. Cette vague anticléricale s’incarne dans des rumeurs, des chansons, des pièces de théâtre, des images et des gestes. Les représentations du Tartuffe de Molière sont partout en France l’occasion de troubles à l’ordre public, les opposants libéraux voyant dans le personnage du faux dévot Tartuffe un double de Charles X. Sur des arbres, dans l’Aube, est repérée l’inscription infamante « Charles dit Jésuite ». Dans une dizaine de départements, des pièces de monnaie à l’effigie de Charles X sont travesties pour y faire apparaître une calotte ou un rabat ecclésiastique. Le préfet de la Meurthe résume à grands traits, en novembre 1826, les mécanismes de cet imaginaire du roi-jésuite : « L’épithète de jésuite est ce que le parti libéral a imaginé de plus ingénieux pour appeler l’animadversion publique sur tout ce qui ne professe pas les doctrines du jour. Être attaché à la religion ou à la monarchie, c’est être jésuite. Il s’ensuit donc que le Préfet de la Meurthe est jésuite, que les ministres sont jésuites, que le Roi lui-même est le jésuite par excellence. Ce premier point reconnu, nos libéraux de Nancy, dans la vue de rendre cette idée familière à toutes les classes et de la mettre en circulation dans les marchés, dans les boutiques, dans les cafés, comme elle l’est dans leurs réunions habituelles, ont imaginé de barbouiller de noir la chevelure du Roi sur un certain nombre de pièces de monnaie, frappées à son effigie » - autrement dit, de figurer une calotte sur l’effigie royale. On comprend mieux que quelques mois plus tard, dans le département voisin de la Moselle, les pains d’épice litigieux aient pu être perçus comme des répliques de ces pièces de monnaie travesties.

Paranoïa policière et naufrage judiciaire

L’affaire, pourtant, fait rapidement pschitt ! Comme souvent sous la Restauration, le regard aiguisé des autorités policières a surinterprété un signe. La supposée calotte, analogue il est vrai à celle des pièces de monnaie travesties, n’avait rien d’une calotte. Appelés à témoigner, les ouvriers ferblantiers à l’origine du moule déclarent qu’ils avaient utilisé une bandelette pour figurer la chevelure du souverain, et non une calotte. La même bandelette avait été utilisée, les années précédentes, pour des pains d’épice à l’effigie de Louis XVIII. Le tribunal correctionnel ne peut que prononcer l’acquittement du prévenu. En appel, l’acquittement est confirmé, avec injonction à détruire le moule litigieux. Pour se défendre, le confiseur précise qu’il vend également des pains d’épices similaires à l’effigie de Napoléon. Le Figaro, alors journal satirique, volontiers anticlérical, relaie l’affaire du pain d’épices « séditieux » avec une certaine gourmandise. La nouvelle a traversé la frontière, et le Journal de la ville et du Grand-Duché de Luxembourg en livre un long compte rendu. Un objet commercial, conforme aux usages du marché, est devenu un objet sacrilège par une lecture policière paranoïaque. De la baraque de la foire de Metz, le pain d’épice a cheminé vers le tribunal correctionnel comme pièce à conviction, puis vers le cabinet du préfet de la Moselle et celui du ministre de l’Intérieur, comme signe politique, avant de devenir une fragile pièce de musée.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
23 avril 2024
En savoir plus :

Fabrice Erre, « Le “Roi-Jésuite” et le “Roi-Poire” : la prolifération d’“espiègleries” séditieuses contre Charles X et Louis-Philippe (1826-1835) », Romantisme, 2010, no 150, p. 109-127.

Emmanuel Fureix, L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.

Jérémie Koering, Les iconophages : une histoire de l’ingestion des images, Arles, Actes Sud, 2021.

Sheryl Kroen, « Politique et théâtralité sous la Restauration », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2007, no 35, p. 19-34.

Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Le roi-jésuite en pain d’épices (Metz, 1827) », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 23 avril 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/42.