La pipe-poire à l’effigie de Louis-Philippe

Les pipes à effigie se multiplient au XIXe siècle. La pipe présentée ici est cependant singulière : elle reproduit une caricature à succès qui transfigure le roi Louis-Philippe en poire. La poire protestataire migre ainsi de support en support, du papier des journaux satiriques aux murs des villes, des têtes de pipe aux jeux de massacre...

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Objet satirique, objet séditieux

Les personnalités politiques suscitent  au XIXe siècle la fabrication de nombreux produits dérivés. Ainsi, la légende dorée napoléonienne encourage dans les années 1820 la production d’objets à l’effigie de l’Empereur, dont bien entendu des pipes, devenues un accessoire du quotidien répandu en ce début du XIXe siècle. Cet usage peut également se retourner et contribuer à l’esprit de contestation, comme en fait ici l’expérience le roi Louis‑Philippe 1er (1830-1848), à travers cette pipe qui en diffuse une représentation caricaturale.

Le visage sculpté sur le foyer de la pipe subit une exagération des traits, en particulier des volumes du nez et des bajoues, accentuant une expression résolument patibulaire (froncement des sourcils, bouche pincée), autant de caractéristiques trahissant de la part de son auteur une intention hostile au modèle. L’identification à Louis‑Philippe ne laisse aucun doute : ces traits bien singuliers correspondent en tout point à ceux imaginés au début de la monarchie de Juillet par les dessinateurs de la presse satirique, La Caricature dès 1830 et Le Charivari à partir de 1832, parmi lesquels Daumier, Traviès, Bouquet, Grandville, etc.

Le roi-poire

Entrés tôt en conflit avec le pouvoir, ces journaux dirigés par Charles Philipon reprochent au roi d’avoir trahi les aspirations démocratiques l’ayant porté sur le trône. La duplicité de son régime, sa violence envers ses opposants et son caractère bourgeois, vendu aux « ventrus », sont autant de griefs traduits graphiquement sur ce visage enflé, menaçant. Le processus de dégradation physique du roi par le dessin démarre au printemps 1831 avec « le maçon » de Philipon, lithographie publiée dans La Caricatureun Louis-Philippe bouffi efface les promesses de Juillet inscrites sur les murs. Il se poursuit pendant plusieurs mois, de caricature en caricature, les artistes se répondant, accentuant systématiquement l’embonpoint du souverain et son caractère inquiétant. La figure de la Poire, imaginée en plein procès par Philipon en novembre 1831, constitue le point d’aboutissement de ce processus : elle incarne physiquement le roi – épais à la base, étroit au sommet, aussi bien au niveau du visage que pour le corps tout entier – et symboliquement le régime. Elle constitue également un pied de nez à la censure, en associant de manière induite et indirecte le fruit au roi.

La mode piriforme

La Poire de Philipon connaît immédiatement un grand succès dépassant le cadre de la presse, et chacun peut s’en emparer : son sens est rapidement devenu une évidence. Des milliers de graffitis couvrent les murs des villes de France en 1832, au point de donner du fil à retordre à Vidocq lui-même. La Poire devient un motif, une sorte de « hiéroglyphe » satirique comme le note Ségolène Le Men, qu’on pourrait désigner aujourd’hui sous le qualificatif de « mème », prêt à se décliner sur tous les supports. Elle migre sur toutes sortes d’objets et de supports. Des poires géantes sont promenées, et brûlées, pendant le carnaval. La police interpelle d’audacieux opposants qui s’en font tatouer sur le visage. Des objets séditieux, comme cette pipe à visage piriforme, voient le jour. Certains provocateurs en font même leur spécialité : Louis Buchoz-Hilton, ancien révolutionnaire de 1830 déçu par la monarchie de Juillet, s’en prend directement au roi à partir de 1833. Il produit une grande quantité d’objets « à la Poire Molle », dont des bouteilles et des pommeaux de canne. Il parcourt les rues de Paris et de Londres sur un chariot piriforme, ce qui lui vaut plusieurs procès et l’internement dans un établissement pour aliénés. En octobre 1834 il est condamné à six mois de prison pour avoir fabriqué des cannes surmontées de têtes de poires, désignées comme des “armes prohibées”. D’autres producteurs anonymes diffusent également des cloches ou des jeux de massacre à cette effigie caricaturale. Le musée Carnavalet conserve ainsi un superbe bois peint piriforme où se devine l’effigie de Louis‑Philippe, destinée à être abattue par les joueurs.

En juillet 1835, Louis‑Philippe est la cible d’un attentat perpétré par Guiseppe Fieschi, un républicain immédiatement arrêté sur les lieux. Lors de son procès, l’accusation démontre que le terroriste a, quelques jours avant l’attentat, participé à une séance de griffonnage de poires sur les volets de son complice, l’épicier Pépin, suscitant un attroupement dispersé par la police. Le caractère subversif de cet acte n’en est que plus évident. En août 1835, pour étouffer définitivement ces encouragements à la défiance, le pouvoir rétablit officiellement la censure et met particulièrement la pression sur les caricatures, soumises à l’autorisation préalable. Les Poires disparaissent des pages des journaux. Mais, au-delà de la sphère médiatique, elles continuent d’exister plus discrètement, à bas bruit, via ces objets de la vie courante utilisés par un peuple jugé frondeur par ses contemporains, une pipe ou un pommeau de canne personnifiés, dont l’usage se poursuit tout au long du siècle. Des pipes en forme de portrait-charge visent d’autres souverains, notamment Napoléon III, dont le nez a été démesurément grossi.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
17 octobre 2024
En savoir plus :

Fabrice Erre, Le règne de la poire, Caricatures de l'esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2011 .

Fabrice Erre, « Le « Roi-Jésuite » et le « Roi-Poire » : la prolifération d'« espiègleries » séditieuses contre Charles X et Louis-Philippe (1826-1835) », Romantisme, 2010/4, n°150, p. 109-127.

Ségolène Le Men, « Gravures, caricatures et images cachées : la genèse du signe du roi en Poire », Genesis, 2004, n°24, p. 42-69.

Pour citer cette étude :

Fabrice Erre, «La pipe-poire à l’effigie de Louis-Philippe», ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 17 octobre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/426.