Une cocarde de femme : un enjeu de citoyenneté sous la Révolution
- Née en 1789, la cocarde tricolore est devenue le symbole révolutionnaire par excellence. De forme ronde, cette cocarde de femme, destinée à être accrochée sur un bonnet, rappelle à quel point les différents usages de l’objet ont été source d’affrontements politiques. Des femmes révolutionnaires, en 1793, ont lutté pour en rendre le port obligatoire.
Analyse de l’objet
- Analyse de l’objet :
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Un symbole révolutionnaire
Née en 1789, rendue obligatoire pour les hommes puis pour les femmes, la cocarde tricolore est le symbole vestimentaire le plus répandu pendant la Révolution. Des millions de cocardes ont circulé en France, dont il ne reste plus que quelques centaines. Bien défraîchie par l’usage ou le temps, celle-ci, ronde et en soie, est de taille moyenne et cousue sur un support de coton (d’époque ?). Sans conteste tricolore, elle n’est pas pour autant bleu-blanc-rouge : après le liseré blanc du bord alternent des raies d’inégale taille, d’abord à dominante rouge, puis blanche, bleue, blanche et, autant que le laisse deviner sa dégradation, centre à dominante rouge (ou liseré rouge et centre blanc ?). Sa forme et le fait que, d’après le musée de la Révolution française, elle était accrochée à un bonnet de femme, suggèrent qu’elle date des années 1792-1795. La soie dénote une certaine aisance mais, de sa propriétaire, on ne sait rien. Portait-elle cet emblème révolutionnaire sous la contrainte, en rechignant ? Ou s’était-elle mobilisée pour pouvoir arborer fièrement, comme les hommes, ce symbole de citoyenneté ? Objet familier des plus courants mais certainement pas banal et anodin, cette cocarde féminine, ronde, plate et tricolore, est le fruit d’une histoire tumultueuse, inscrite dans les luttes révolutionnaires.
Avant 1789, une cocarde était un nœud de rubans accroché au chapeau des militaires. Mais dès juillet, elle devient tricolore et signe de reconnaissance des « patriotes ». Premier objet révolutionnaire à mêler les « trois couleurs nationales », qu’elle contribue à populariser, elle est immédiatement dotée d’une forte charge politique. Le 17 juillet le maire de Paris l’offre au roi en gage d’unité. En octobre, dans un climat très tendu, la rumeur que des royalistes l’ont insultée pousse des milliers de Parisiennes à marcher sur Versailles. S’affirmant citoyens, les ouvriers de l’arsenal de Toulon se révoltent en décembre pour avoir le droit de la porter sur leur lieu de travail.
Très rapidement elle se diffuse dans tout le pays en marque d’adhésion au nouveau régime, tandis que ses ennemis lui opposent la cocarde blanche. Sur fond de guerre et de défaites militaires, le décret du 5 juillet 1792 sur la patrie en danger oblige « tout homme résidant ou voyageant en France » à la porter – et toute cocarde non tricolore est « un signe de rébellion » pouvant être puni de mort. La Convention décide le 3 avril 1793 que toute personne sans cocarde dans l’espace public sera arrêtée et interrogée. Aucune sanction n’est prévue au niveau national, mais il n’est guère prudent de se promener sans en être pourvu. Aussi, des marchandes de cocardes, silhouettes désormais familières des rues révolutionnaires, en proposent-elles aux passants, qui peuvent aussi en acheter en boutique pour un prix plus élevé.
En laine ou en rubans de soie ?
Aux débuts de la Révolution, les cocardes tricolores sont encore toutes formées par le nœud, plus ou moins bouffant, de trois rubans assemblés ou d’un seul rayé. Puis, s’affirme la cocarde de forme ronde, plate et d’un seul tenant (comme notre objet). Les premières sont le plus souvent en soie, et les secondes en laine. Plus abordables, celles-ci sont portées par les gens du peuple, et peu à peu associées à la sans-culotterie. En contrepoint, avec la poussée populaire, la cocarde de rubans perd son caractère révolutionnaire et devient même suspecte de modérantisme. À l’été 1792 et au printemps 1793, dans des contextes de crises politiques aigües, la Commune de Paris l’interdit et rend obligatoire la cocarde ronde en laine (30 juillet 1792, 6 avril 1793). Des troubles éclatent : en juillet 1792, fédérés marseillais et sans-culottes parisiens s’en prennent aux porteurs de cocardes de rubans. Les mêmes incidents se reproduisent en avril 1793, et un député est même empêché d’entrer dans la Convention, arrêté par la sentinelle et hué par la foule à cause de sa « cocarde d’aristocrate » ; des Parisiens demandent que la loi uniformise la taille, la matière et la position des cocardes sur les chapeaux. Mais l’Assemblée nationale refuse de suivre cette voie : le 2 août 1792, elle décrète que « les cocardes nationales peuvent être formées de toutes sortes d'étoffes et rubans », ce qui est rappelé avec force en 1793 : la cocarde doit être aux trois couleurs, c’est tout ! Dans la vie courante, c’est néanmoins la cocarde ronde, qu’elle soit en soie, en laine, en lin, en coton ou en poil de chèvre (Dijon), qui sort victorieuse de ce conflit politico-social. Quant à l’ordre des couleurs, peu importe : alors qu’il n’est pas encore fixé pour le drapeau, personne ne s’en soucie pour la cocarde et toutes les combinaisons sont possibles – le blanc étant fréquemment au centre.
Pour les femmes, un enjeu de citoyenneté ; la « guerre des cocardes »
En 1789, les journaux de mode présentent aux riches élégantes des modèles de cocardes « à la nation »: objets de luxe, dont le prix peut atteindre jusqu’à 3 fois le salaire journalier d’une blanchisseuse ou d’une couturière, elles ornent de délicats bonnets de satin et de dentelle à la Bastille, voire de fines chaussures. Cet engouement huppé est de courte durée, et, de façon générale, il semble que jusqu’en 1792-1793 les femmes signalent surtout leurs opinions par des rubans tricolores ceinturés à la taille ou attachés à un vêtement. Avec la radicalisation de 1792, les plus engagées s’emparent de ce symbole, porté par exemple par des Bretonnes prêtant le serment civique avec les hommes, par les membres de clubs de femmes (Paris, Dijon, Besançon…) et par d’autres militantes. Pour elles, la cocarde (ronde) représente une façon d’afficher ostensiblement non seulement des convictions républicaines mais aussi une identité politique de citoyenne active, que leur dénie la majorité des hommes pour qui la citoyenne n’est que l’épouse du citoyen.
Celles qui en sont parées sont parfois malmenées et injuriées. Aussi le 16 septembre 1793, des Parisiennes, membres d’une société populaire mixte et soutenues par plusieurs sections et clubs (Jacobins, Cordeliers, etc.), réclament à la Convention que le port obligatoire soit étendu aux femmes. Le 20, le club de femmes de Besançon fait la même demande à la Municipalité bisontine. Dans tout Paris, les rixes se multiplient entre les porteuses de cocarde et celles qui la refusent car elles l’associent au jacobinisme et à une transgression des rôles genrés (« il faut la réserver aux hommes, les femmes ne doivent s’occuper que de leur ménage »). Des bonnets sont arrachés pour en être ornés ou au contraire dépourvus. Journalistes et policiers s’inquiètent de cette « guerre des cocardes » (Journal de la Montagne). Le 20, la Commune exige que toutes les femmes s’en coiffent (et prévoit d’en distribuer gratuitement aux plus pauvres). Le 21, face au désordre, la Convention cède et vote l’obligation, sous peine de prison. À une date où l’exclusion politique des femmes est (un peu) interrogée, des hommes perçoivent ce décret, jugé « humiliant pour leur sexe », comme une ouverture vers la citoyenneté féminine : après la cocarde, disent-ils, les femmes vont vouloir « les droits politiques des hommes » et remettre en cause leur supériorité. Dans les faits, la majorité des femmes obéit à la loi ; les contrevenantes sont réprimandées sans être emprisonnées, tout comme celles qui dissimulent leur cocarde derrière une profusion de rubans, aigrettes, bouquets et autres colifichets.
Dès 1795, la réaction politique s’accompagne de l’effacement progressif de cet emblème révolutionnaire des couvre-chefs féminins puis masculins. Disparu de l’espace public, il survit à l’armée, et reste un des objets politiques les plus connus de la Révolution. Il ressurgit avec force sous la Restauration, comme emblème séditieux, libéral ou bonapartiste autant que révolutionnaire.
- Auteur de l’étude :
- Dominique Godineau
- Date de mise en ligne :
- 30 octobre 2024
- En savoir plus :
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Dominique Godineau, « Costume, apparence et identité politique des citoyennes », Annales historiques de la Révolution française, n° 409, 2022-3, p. 93-116 ou sur cairn.
Nicole Pellegrin, Les Vêtements de la Liberté, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.
Sophie Wahnich, Le ruban tricolore : un lien politique, Paris, Bayard, 2022.
Richard Wrigley, The Politics of Appearances : Representations of Dress in Revolutionary France, Oxford, Berg, 2002.
- Pour citer cette étude :
Dominique Godineau, «Une cocarde de femme : un enjeu de citoyenneté sous la Révolution », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 30 octobre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/554.