Deux drapeaux saisis sur les barricades parisiennes d’avril 1834

Deux drapeaux, conservés au Musée des Archives nationales, nous plongent au coeur de l'insurrection républicaine d'avril 1834 à Paris. Ils ont été saisis par les forces répressives et utilisés comme pièces à conviction dans le grand procès qui s'ensuivit. L'ordre et la disposition des bandes de couleur interrogent sur le sens à leur attribuer. Fabriqués par la Société des droits de l'homme et du citoyen, ils incarnent une "révolution républicaine" rêvée mais vite avortée...

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Des trophées de la guerre des rues et des maisons

Ce drapeau tricolore (drapeau 1) attire le regard de l’observateur contemporain à plus d’un titre : les couleurs y paraissent familières, mais leur disposition détonne avec celle qu’on a l’habitude de voir sur les édifices publics et dans les défilés officiels aujourd’hui. Sur ce drapeau, datant du début de la monarchie de Juillet, les bandes de tissu, finement cousues, sont réparties horizontalement, et le blanc, bleu et rouge se succèdent dans cet ordre. Les bandes sont accrochées sur un bâton de bois, orné à son sommet d’un fer de lance. L’objet a été saisi dans le contexte des nombreuses émeutes et insurrections qui ont secoué les débuts du règne de Louis‑Philippe. Afin de faciliter la répression des mouvements de contestation à l’égard du pouvoir, le gouvernement adopte en avril 1834 une loi limitant les moyens d’expression de l’opinion publique. L’opposition en appelle à une protestation qui débouche à Paris sur une insurrection populaire dans les quartiers centraux le 13 avril, réprimée et étouffée dès le lendemain. Le deuxième drapeau (drapeau 2), fabriqué de manière analogue, mais orné d’inscriptions en lettres dorées, a été confisqué par un garde municipal, Crétigny, sur une barricade de la rue Beaubourg, le 14 avril au petit matin.

L’agent Crétigny était à ce moment-là en patrouille avec son unité, chargée de disperser les insurgés et de prendre les barricades dressées dans le centre de la capitale. Son attention est d’abord attirée par un individu, d’une « taille assez haute », qui venait de planter le drapeau sur cette barricade. Pour l’agent Crétigny, la situation comporte un danger imminent : mis en joue par l’insurgé porteur de drapeau, il riposte avec son arme, faisant « tomber » l’individu du haut de la barricade. Aussitôt, Crétigny se saisit du drapeau et constate que le tissu aux trois couleurs a été accroché à un bâton surmonté d’un fer de lance, garni d’un crêpe noir. Des mots en lettres d’or étaient apposés sur le drapeau, dont l’agent de police ne se souvient plus lors de sa déposition à la Cour des pairs, qui juge les insurgés d’avril 1834. Crétigny reconnaît néanmoins l’objet, sur lequel, en partie effacée, avait été imprimée une référence à la Société des Droits de l’homme, association connue par les autorités pour sa proximité avec des cercles républicains : « Révolution républicaine. Société des Droits de l’homme et du citoyen, sixième arrondissement, deuxième quartier ». L’histoire de ce drapeau connaît un dernier rebondissement lorsque des gardes nationaux, rencontrés rue Saint‑Martin, se jettent sur l’objet que Crétigny tient à la main, pour en récupérer des morceaux d’étoffe rouge, les détachant de la hampe. Ils s’emparent ainsi de lambeaux en guise de souvenir des « événements d’avril ». Ces fragments de drapeau deviennent des trophées de la victoire sur l’« anarchie » insurrectionnelle, et des reliques mémorielles de l’événement. Le drapeau conservé au Musée des Archives nationales (drapeau 2) conserve la trace de cette altération.

Des symboles révolutionnaires disputés

L’empressement des gardes nationaux à s’emparer de quelques bouts d’étoffe est significatif des luttes symboliques et politiques autour de l’héritage de la Révolution française. En 1830, lors des Trois Glorieuses, le drapeau tricolore, interdit pendant la Restauration, est rétabli. Le nouveau roi, Louis‑Philippe, s’empare des trois couleurs afin d’afficher le caractère populaire de son règne. Elles redeviennent les couleurs officielles et l’emblème des forces armées et de la garde nationale, manière également pour le nouveau régime constitutionnel de clore la Révolution de 1789. Adopter officiellement les trois couleurs devait ainsi permettre de dérober cet objet hautement symbolique à l’opposition, qui s’en était servie comme signe de ralliement au temps de Louis XVIII, et surtout de Charles X. Mais le drapeau tricolore est bien présent dans les cortèges protestataires encore dans ces années 1830, parfois aux côtés du drapeau rouge. C’est le cas de l’insurrection de juin 1832, mais aussi d’avril 1834. Le drapeau tricolore d’opposition se distingue du drapeau officiel par l’absence du coq louis‑philippard au sommet de la hampe, au profit d’une pique républicaine, mais aussi, dans le cas des deux drapeaux présentés ici, par le caractère horizontal des bandes. Les drapeaux tricolores ainsi reconfigurés contestent les fondements mêmes de la société orléaniste du « juste‑milieu », libérale et conservatrice à la fois. L’inscription apposée sur le deuxième drapeau fait référence à la Société des Droits de l’homme et du citoyen, fondée après la dissolution de la Société des amis du peuple en 1832, largement ouverte aux classes populaires. Elle souligne la proximité des insurgés avec des cercles d’orientation radicale, militant pour l'extension du droit de vote et l’instauration de la République. Ce drapeau semble avoir été fabriqué par la section « Spartacus » de la Société des Droits de l'homme, qui recrutait au sein du quartier de la rue Beaubourg. L'inscription « Révolution républicaine », d'après l'instruction, aurait été la devise par laquelle « les insurgés répondaient aux qui vive de leurs factionnaires ». Elle esquisse un imaginaire politique de la révolte, autour de la Révolution, de la République et des Droits de l'homme.

Matérialité de la révolte

Mais le drapeau, en tant qu’objet de révolte, nous renseigne aussi sur les conditions matérielles de l’insurrection, en nous transportant concrètement dans la rue et sur les pavés parisiens. Dans nombre de dépositions devant la Cour des pairs, des agents des forces de l’ordre racontent l’apparition de drapeaux tricolores sur les barricades. Il s’agit le plus souvent d’étendards dont les éléments — bâton, morceaux d’étoffe, fer de lance — semblent avoir été assemblés d’une manière hâtive. Ainsi, un garde municipal exprime sa surprise à la vue d’un bâton « nullement travaillé » et couvert de son écorce, quand un autre fait remarquer que le drapeau saisi sur une barricade réunit bien les trois couleurs, comme celles du « drapeau national », mais agencées différemment. Simple erreur, commise par les insurgés dans l’effervescence de l’insurrection, ou stratégie de distinction du drapeau officiel, comme nous venons de le suggérer ? L’ajout soigneux de lettres dorées incite à pencher pour cette deuxième hypothèse. La matérialité de ces lettres inscrit aussi le drapeau dans l’espace du quartier, au cœur de cette ruche ouvrière du centre de Paris où habitent et travaillent de nombreux ouvriers doreurs sur papier ou sur tissu.

Toujours est‑il que les drapeaux, parfois après un court séjour à la caserne de police, sont soigneusement déposés par les agents à la Cour des pairs, comme des pièces à conviction. Le crêpe noir, attaché au drapeau confisqué par Crétigny, ne peut qu’éveiller le soupçon des agents de police sur la nature séditieuse du mouvement. Arborer le noir, signe de deuil et de révolte, est devenu un signe potentiel d’opposition. Des drapeaux noirs ont ainsi été attestés lors des journées révolutionnaires de 1830 comme lors de l’insurrection des canuts lyonnais en novembre 1831. Avec le noir, attaché au drapeau tricolore, les insurgés expriment ainsi une forme de deuil politique et social : ils accusent le régime de Louis‑Philippe de sacrifier la liberté à l’ordre public, et les droits sociaux au droit de propriété. Le 14 avril, jour de la saisie du drapeau par l’agent Crétigny, a lieu le massacre de la rue Transnonain à quelques pas de la rue Beaubourg : des soldats de la ligne investissent un immeuble et tuent douze habitants. C’est cet événement, immortalisé par Daumier, qui incite la Cour des pairs à ouvrir une enquête sur le travail des forces de l’ordre. Pour les agents de police, déposer les drapeaux insurrectionnels, témoigner devant la Cour, revient aussi à légitimer le comportement des forces de l’ordre et à assimiler le mouvement d’avril à une sédition. Les drapeaux sont alors présentés comme des pièces à conviction contre les insurgés, accusés de défier les autorités et de saper les fondements de la monarchie. La procédure judiciaire, fortement répressive, les a sauvés paradoxalement de l'effacement et de l'oubli.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
19 janvier 2025
En savoir plus :

Ronald Aminzade, Ballots and Barricades : Class Formation and Republican Politics in France, Princeton, Princeton University Press, 1993.

Laurent Boscher, Histoire de la répression des opposants politiques (1792 – 1848) : la justice des vainqueurs, Paris, L’Harmattan, 2006.

Maïté Bouyssy, Rue Transnonain, 14 avril 1834. Un massacre à la française, Limoges, Lambert-Lucas, 2024.

Bernard Richard, Les emblèmes de la République, Paris, Éditions du CNRS, 2012.

Iouda Tchernoff, Le Parti Républicain sous la Monarchie de Juillet : formation et évolution de la doctrine républicaine, Paris, A. Pedone, 1905 (1re éd. 1901).

David Descamps et Agathe Foudi, « Saisir les représentations vexillaires d’un gouvernant (Thiers, 29 novembre 1832). Une démarche pour s’affranchir des biais manipulatoires du discours politique », Ethnologie française, 2023/2, vol.53, p. 255–269.

Pour citer cette étude :

Axel Dröber, « Deux drapeaux saisis sur les barricades parisiennes d’avril 1834 », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 19 janvier 2025, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/798.