Deux urnes électorales à l’époque des notables

Bien avant la standardisation des objets du vote, la fonction de ces deux urnes en bois doré et peint est surtout suggérée par une inscription. Offertes par le curé de la ville alsacienne de Barr, elles rappellent l'élargissement (relatif) du suffrage municipal à partir de 1831.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Une urne ? Un vase ?

Combien de personnes, en voyant ce bel objet ovoïde de bois doré et peint, aux anses sculptées de feuillages penseront qu’il s’agit d’une urne ? Assez peu. Un bibelot décoratif, un vase tout au plus. Mais une urne ? Seule l’inscription « Équité du vote » peut nous mettre la puce à l’oreille. Mais c’est oublier la longue histoire qui a conduit à la standardisation d’un des objets centraux du rituel électoral.

Au cours de la Révolution française, le vote par dépôt d’un papier plié dans un récipient s’impose progressivement sur les autres formes de scrutin, comme le vote à main levée, à voix haute, ou par déplacement dans la salle de l’élection. Si la loi Laîné de 1817 établit clairement le rituel qui reste le nôtre (soit le dépôt d’un bulletin plié dans un récipient), elle ne dit rien de la forme du récipient (ni, notons le, de celle du bulletin). Sous la monarchie de Juillet, régime contemporain de l’urne, la loi du 22 juin 1833 sur les opérations électorales se contente d’évoquer sans autre précision une « boîte destinée à cet usage [le scrutin] ». Longtemps ont ainsi perduré toute une variété de récipients, de la boîte au vase en passant par le chapeau, le tiroir, parfois le tronc d’église, voire la marmite dont des sources évoquent qu’elle donnait une étrange mais non désagréable odeur de soupe aux bulletins.

Le don de monsieur le curé

Les « urnes » de la mairie de Barr (Bas-Rhin) – je mets des guillemets, car le mot n’était pas encore usité à l’époque – sont sans doute particulièrement ouvragées, car il s’agit d’un don. C’est le curé de la petite ville, François Nicolas Eck qui a offert cette paire d’urnes en 1833 (ses initiales et la date apparaissent sur l’une des deux), peut-être à l’occasion de l’achèvement de la transformation du château de Kleppernburg en hôtel de ville. On peut dès lors imaginer qu’il a privilégié une forme noble, élégante, plongeant dans les imaginaires antiques valorisés des urnes électorales. Un imaginaire qu’il partage avec les hommes de son époque : si l’on regarde l’iconographie du vote, surtout celle de la deuxième moitié du siècle, après l’instauration du suffrage universel masculin, les urnes à l’antique sont bien plus souvent figurées que les boîtes cubiques pourtant plus usitées lors des opérations électorales (qu’on pense à la lithographie de Marie-Louis Bosredon sur « l’urne et le fusil », en 1848, ou à la figuration du suffrage par Marie-Cécile Goldsmid, comme aux caricatures de Daumier). Difficile de savoir si les vases électoraux du curé ont réellement servi pour les élections, voire pour les votes du conseil municipal. Leur état de conservation peut laisser penser que non, mais elles auraient tout à fait pu être utilisées sans que cela ne surprenne.

Il n’est pas étonnant qu’un membre du clergé cherche à marquer par ce don d’urnes une alliance avec les pouvoirs communaux. Notre curé n’hésitera pas en 1848 à bénir trois plantations d’arbre de la liberté après la Révolution de février. Église et mairie ont tout intérêt à une bonne entente quand elle est possible, la première pour éviter les tracasseries administratives, la seconde pour trouver en chaire le soutien au pouvoir. Et ce peut-être plus encore dans une région où l’Église catholique doit coexister avec des minorités religieuses, protestantes et juives, plus puissantes qu’ailleurs en France.

« La descente de la politique vers les masses »

Les deux urnes sont offertes à la mairie (l’une étant d’ailleurs ornée du blason de la ville de Barr), car depuis 1831, le conseil municipal est élu. Le Consulat avait remplacé l’élection du conseil municipal acquis sous la Révolution française par la nomination (par le premier consul puis l’empereur pour les grandes villes, le préfet pour les petites villes et les villages), ce qu’avait conservé la Restauration (1814-1830). Mais la Révolution de juillet 1830 s’accompagne d’une ouverture sinon démocratique du moins plus libérale, et la loi du 21 mars 1831 consacre l’élection du conseil municipal au sein duquel le préfet (ou le roi pour les grandes villes) choisit le maire et ses adjoints, tout en créant un collège électoral plus large que pour l’élection des députés. Les libéraux sont en effet prêts à faire des concessions démocratiques, considérant les affaires municipales comme moins complexes que celles qui intéressent la représentation nationale, et que la capacité requise pour voter dépend de la nature et de la complexité des problèmes en jeu. Mais s’ils sont prêts à confier le bulletin aux petits paysans propriétaires, le monde urbain de la fabrique et de la boutique prompt à se soulever les inquiète fortement. Comment donner le droit de vote aux uns sans le concéder aux autres ? Il suffit, au lieu de fixer un seuil censitaire comme pour les élections législatives (200 francs alors), de donner le droit de vote à une proportion des plus imposés de chaque commune. Pour plus de précautions encore, le pourcentage retenu est inversement proportionnel à la population. Aussi, en 1834, il y a un électeur municipal pour 8 habitants dans les communes de moins de 500 habitants, et seulement un pour 27 dans les villes de 50 000 à 150 000 habitants. Le « bonheur des habitans [sic] » peint sur l’une des urnes concerne donc une minorité – ce qui explique peut-être la taille réduite de nos urnes – mais une minorité avant privée du vote, et, pour une partie, exclue de l’élection de la Chambre basse.

Maurice Agulhon fut le premier à attirer l’attention sur cette « descente de la politique vers les masses » avant le suffrage universel de 1848. C’est donc dans ce contexte de relatif apprentissage de la citoyenneté, d’« équité du vote » au sein d’une minorité de votants plus que d’universalité comme le porte l’inscription que le curé fait don des deux urnes à la mairie.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
26 février 2024
En savoir plus :

Maurice Agulhon, La République au village : les populations du Var, de la Révolution à la IIe République, Paris, Éd. du Seuil, 1979.

Yves Déloye, Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Éd. du Seuil, 2002.

Christine Guionnet, L’apprentissage de la politique moderne : les éléctions municipales sous la monarchie de Juillet, Paris, l’Harmattan, 1997.

Mathilde Larrère, « Voter en France de 1789 à nos jours », La Documentation photographique, mars 2022, no 8122.

Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 2001.

Pour citer cette étude :

Mathilde Larrère, « Deux urnes électorales à l’époque des notables », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 26 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/87.