L’aigle brodé et la prostituée : une énigme politique sous la Restauration

En 1816, ce modeste morceau de tissu vaudra à sa propriétaire, une fileuse de coton et prostituée avignonnaise, cinq années de prison. Il s'agit d'une aigle impériale (napoléonienne), hautement séditieuse sous la Restauration. Les archives judiciaires permettent non seulement de saisir les significations politiques de ce symbole, mais aussi le rôle que jouent d'autres facteurs, sociaux et sexuels.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Dans les mains d’une prostituée

Cette aigle brodée — le féminin désigne la figure héraldique —, de médiocre facture, gît dans un carton d’archives judiciaires, comme pièce à conviction. Cousue de fils blancs, argentés et rouges sur un fond de drap bleu, elle est surmontée d’une couronne et tient des éclairs de foudre dans ses serres. Elle ressemble, la qualité en moins, aux ornements de retroussis qui agrémentaient les uniformes des officiers de l’Empire. Elle a été saisie en avril 1816, sous le règne de Louis XVIII. L’aigle, emblème officiel du Premier Empire, n’est alors plus au goût du jour, effacée des décors officiels et remplacée par la fleur de lys bourbonienne. La propriétaire supposée de cette aigle séditieuse est une femme, elle se nomme Marie Geneviève Blanc. Âgée de 24 ans, sans domicile fixe, elle est désignée comme « fille de mauvaise vie » — il faut comprendre par ces mots qu’elle se prostitue, au moins occasionnellement. Fileuse de coton originaire de la campagne, elle vit à Avignon depuis quelques mois. Le 6 avril 1816, elle est en compagnie d’un soldat du « régiment royal étranger », « inconnu » d’elle — un de ses clients ? — et d’une de ses amies, également prostituée et fileuse de chanvre et de laine. Ils se promènent sur le Rocher des Doms, non loin de la cathédrale d’Avignon. Elle assure avoir découvert fortuitement cette aigle pliée dans un papier, dans un trou, à l’emplacement d’un ancien corps de garde. L’ayant d’abord cachée « dans son corset », elle la met ensuite dans ses mains et la montre au soldat qui l’accompagne. Ce geste la perd : un autre soldat royal, s’approchant de la scène, s’empare de l’aigle séditieuse et arrête immédiatement la prostituée et ses deux compagnons du moment. Le premier soldat, un instant suspecté, est vite relâché et tous les soupçons se portent sur cette prostituée vagabonde.

La politisation d’une aigle

La rencontre de l’aigle et de la prostituée est-elle fortuite ? Aux yeux des autorités, il ne peut en être ainsi. Marie Geneviève Blanc s’est déjà fait connaître pour des « propos séditieux et injurieux envers la personne du roi et les membres de sa famille », et pour la diffusion de fausses nouvelles menaçant la stabilité du Trône. Marginale et frondeuse, la prostituée bonapartiste cumule les stigmates. Cela suffit à l’incriminer et à politiser le geste de monstration de l’aigle. Ne joint-elle pas « à ses autres vices, celui de regretter le protecteur né de tout ce qui était impur » (comprendre Napoléon Ier) ? L’affaire est prise très au sérieux par le procureur du roi, et la détentrice de l’aigle est condamnée à cinq années de prison, auxquelles s’ajoutent cinq années de surveillance par la haute police. En ces débuts de deuxième Restauration, alors que le souvenir du retour de Napoléon pendant les Cent-Jours est encore vivace, les propos séditieux, rumeurs malveillantes et emblèmes proscrits sont sévèrement réprimés.

Cette affaire est à la fois singulière et banale. Dans la galaxie des objets et emblèmes subversifs sous la Restauration, l’aigle occupe une place de choix et suscite des émotions intenses. Elle est associée, si elle est couronnée, à la souveraineté impériale, mais aussi à la gloire des soldats napoléoniens, puisqu’elle ornait la hampe des drapeaux de la Grande Armée. Objet sacré aux yeux des nostalgiques de l’empereur, l’aigle sécrète d’étranges croyances. Non loin d’Avignon, à Apt, en 1815, un vétéran napoléonien analphabète s’écrie à vingt-cinq reprises : « Vive l’empereur, merde pour le roi, vive Marie-Louise, et celui qui a un aigle en or sur le cœur parce qu’il est un bon soldat et un bon bougre ». Il assure que Napoléon porte une aigle en or sur son cœur, tel un talisman, qui le « préserve de tout danger ». Par ailleurs, il n’est pas rare que des objets ou emblèmes séditieux, notamment des aigles, soient laissés à dessein dans l’espace public, pour provoquer le regard des passants : des cocardes abandonnées en masse dans des rues, des papiers à fleurs de lys, qui, une fois dépliés, dévoilent une aigle impériale, des aigles brodées disséminées dans un cabaret, etc. Dans tous les cas, il s’agit de faire vaciller la légitimité du pouvoir royal et d’instiller le doute sur sa pérennité. Plus rares, en revanche, sont les objets séditieux exhibés par des femmes. Les querelles d’emblèmes, fréquentes sous la Restauration, sont plutôt des affaires d’hommes. Elles façonnent une citoyenneté virile et conflictuelle. Violettes et œillets rouges bonapartistes, fleurs de lys bourboniennes transforment les corps des hommes en corps politiques. Marie Geneviève Blanc, tout en transgressant les normes sexuelles, transgresse aussi les frontières de genre en politique. L’aigle saisie sur la prostituée fait de cette dernière une citoyenne par effraction.

La chasse aux aigles

L’affaire d’Avignon survient dans un contexte où le régime bourbonien cherche à épurer systématiquement les signes et les images de la Révolution et de l’Empire. Avant même que les autorités ne s’approprient cette politique iconoclaste, de simples citoyens, souvent ultraroyalistes, lancent l’alarme. Ainsi à Nantes, au théâtre Graslin, en décembre 1815, des soldats royalistes sèment la zizanie pendant un spectacle, à cause des aigles du premier balcon. Ils les recouvrent de cocardes blanches, aux cris de « À bas les aigles, qu’on y mette les lys ! », et exigent une refonte du décor. De manière générale, pendant l’hiver et le printemps 1816, préfets, sous-préfets, maires, commissaires de police partent à la chasse aux drapeaux et cocardes tricolores, aigles, portraits de Napoléon, bustes de « martyrs de la liberté » de 1793 (Marat, Le Peletier, Chalier). Ces objets sont traqués dans l’espace public, et même, dans une moindre mesure, dans les espaces domestiques. Après enquête, ils sont rassemblés et publiquement détruits. Si les rapports de force locaux le permettent, des fêtes expiatoires sont même organisées sous la forme d’autodafés. C’est le cas, précisément, à Avignon, quelques semaines après l’affaire de l’aigle. Le 5 mai 1816, une cérémonie religieuse — un Te Deum — est suivie d’un autodafé des emblèmes « d’une odieuse domination » : « drapeaux et cocardes tricolores, cachets à l’aigle, gravures » sont livrés aux flammes devant la préfecture. L’aigle de la prostituée, conservée comme pièce à conviction, a ainsi échappé à la destruction.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
22 avril 2024
En savoir plus :

Emmanuel Fureix, « Police des signes, ordre et désordre urbains en temps de crise (1814-1816) », Histoire urbaine, 2015, no 43, p. 157-176.

Emmanuel Fureix, L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.

Sudhir Hazareesingh, La légende de Napoléon, Paris, Seuil, 2008.

Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « L’aigle brodé et la prostituée : une rencontre sous la Restauration », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 22 avril 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/145.