Des urnes inviolables sans le secret du vote sous le Second Empire

Avec leur petit air de coffres de pirates, ces urnes semblent avoir été conçues pour montrer le respect dû à l’opération électorale, largement mis en avant sous le Second Empire. Objet paradoxal donc, puisque les élections n'ont alors rien de démocratique, dans un détournement de la souveraineté populaire.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Le lion et l’aigle

Avec leur petit air de coffres de pirates, les urnes ici présentées, ouvragées, semblent avoir été conçues pour donner à voir leur inviolabilité et incarner le respect dû à l’opération électorale. Le lion en ferronnerie, l’inscription « Souveraineté nationale » sont là pour signifier qu’il s’agit du suffrage que l’on disait universel — quand il n’était que masculin. Le lion est en effet un des symboles du peuple, souvent accolé à l’urne dans les iconographies du suffrage universel. La figure de l’aigle nous permet de dater l’objet du Second Empire (1852-1870). En effet, et c’est bien l’un des paradoxes de notre histoire politique, les deux régimes impériaux, bonapartistes, tout autoritaires qu’ils aient été, se sont appuyés sur le suffrage universel masculin.

Certes, ce dernier avait été proclamé par la nouvelle République au lendemain de la révolution de février 1848. Mais les conservateurs parvenus au pouvoir avaient rapidement cherché à le limiter en instaurant, par la loi du 31 mai 1850, des conditions de domiciliation (trois ans), visant les ouvriers mobiles pour s’adapter au marché du travail. Un tiers du corps électoral avait ainsi été privé de son droit, et bien davantage dans certaines villes (50 % à Paris, par exemple).

Or Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République élu en décembre 1848, fait du rétablissement du suffrage universel (masculin) son cheval de bataille. « Article 1 : L’Assemblée nationale est dissoute. Article 2 : Le suffrage universel est rétabli. […] Article 4 : L’état de siège est décrété ». D’une certaine façon, tout est là (un peu comme l’aigle et le lion), dans cette affiche dont les murs de Paris sont couverts le jour du coup d’État du président Bonaparte contre la République, le 2 décembre 1851. Le Second Empire est un régime monarchique et autoritaire, liberticide. Et pourtant… le suffrage universel rétabli en décembre 1851 est donc maintenu tout au long du règne pendant lequel les Français ont régulièrement, et massivement, participé à la désignation directe de leurs députés, ce qui a contribué à enraciner le suffrage et son apprentissage.

Des urnes inviolables…

Prolongeant l’œuvre entamée au début de la Deuxième République, l’Empire s’attèle à une entreprise de normalisation des urnes. Il s’agit de remplacer les anciens matériels électoraux, urnes-vases notamment, par des boîtes plus uniformes. L’État propose aux mairies des modèles en fer blanc — ici peint — mais dont le coût modeste pouvait séduire.

L’urne doit être d’une grandeur suffisante pour accueillir les voix de tous les électeurs ; l’existence d’une ouverture sur le couvercle permet de laisser passer des bulletins. Une seconde urne, plus petite, vient flanquer la principale. C’était déjà en 1848 une des préoccupations de Ledru-Rollin qui dans une circulaire du 6 avril suggérait de placer « une ou plusieurs boîtes » sur la table du bureau « pour le cas où le grand nombre des bulletins ne permettrait pas qu’ils tinssent tous dans une seule. » Opaque, l’urne doit assurer le secret du vote : comme les bulletins ne sont pas alors mis sous enveloppe, mais juste pliés, toute transparence risquerait de permettre de les lire.

L’accent est mis — à grand renfort de ferronnerie — sur l’inviolabilité de l’urne. On distingue bien deux serrures, dont les clés devaient être, « l’une entre les mains du président, l’autre entre celles du scrutateur le plus âgé » (article 48 de la loi du 15 mars 1849, repris par l’article 22 du décret réglementaire du 2 février 1852). Plusieurs inventeurs proposent opportunément leur brevet, comme celui de nos urnes — qui portent la mention « J. Lavergne / Breveté / S.G.D.G. / Paris », ou le ferblantier Caller, ou encore Trotier dont l’invention, brevetée à la fin de l’Empire (14 mars 1870), ajoute encore plus de sécurisation des opérations électorales avec son système de vitre unique et sécable — mais sans doute aussi de coût de fabrication. La nécessité de sceller les urnes était d’autant plus importante que les opérations électorales pouvaient alors durer plusieurs jours.

Tout semble donc fait pour assurer tout à la fois la solennité et la sincérité du vote. Et pourtant, s’il y a bien piraterie, c’est dans le leurre de moralisation et de secret du vote que semblent donner ces urnes inviolables.

… mais sans secret du vote !

De fait, sous le Second Empire les élections n’ont rien de démocratique : les circonscriptions électorales sont soigneusement découpées de manière à noyer les poches d’opposition dans des majorités plus favorables, l’opinion publique surveillée, les réunions publiques interdites, la presse sous contrôle. Les candidats officiels (identifiés par des affiches blanches, gratuites) sont soutenus par les autorités locales, les notables, l’Église au début du règne. Tous les moyens de pression, voire de corruption, sont mobilisés. De fausses nouvelles circulent, rumeurs de guerre, de pillage de récoltes, de hausse des prix si l’on venait à « mal voter ».

Qui plus est, la pratique du vote repose sur la transmission par l’électeur, au président de bureau, d’un bulletin non recouvert. Cette médiation donne à lire la méfiance des notables à l’égard d’un vote populaire, toujours soupçonné d’incompétence. Mais elle autorise aussi — surtout ? — toutes les pressions, contrôles et fraudes électorales. Avec un peu d’encre, de gras sous les doigts, une mine de crayon dissimulée sous l’ongle, un bon président de bureau, ou lors du dépouillement un scrutateur, peut facilement invalider un bulletin. Bourrage ou substitution d’urnes, urnes à double fond, falsification des procès-verbaux, toutes ces pratiques sont fréquemment, mais inutilement, dénoncées par l’opposition.

Des urnes donc théoriquement inviolables, mais pour une souveraineté populaire détournée ou malmenée.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
26 avril 2024
En savoir plus :

Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron, Mathias Bernard (dir.), L’incident électoral : de la Révolution française à la Ve République, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2002.

Yves Déloye, Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Éd. du Seuil, 2002.

Mathilde Larrère, « Voter en France de 1789 à nos jours », La Documentation photographique, mars 2022, no 8122.

Pascal Perrineau, Dominique Reynié (dir.), Dictionnaire du vote, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen : histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 2001.

Pour citer cette étude :

Mathilde Larrère, « Des urnes inviolables sans le secret du vote sous le Second Empire », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 26 avril 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/164.