Le tabac à la mode 1830 : priser la révolution

La révolution de 1830 est incorporée dans une multitude d'objets. Parmi ceux-ci figurent des objets liés au tabac : ici une tabatière en papier mâché et une blague (petite poche) à tabac. L'un célèbre une femme victime des premiers combats, l'autre le coq gaulois et les trois couleurs nationales. Les deux objets sont traversés à la fois par la révolution qui vient d'advenir et par les rapports de genre.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Les deux objets présentés ici : une tabatière ronde et une blague à tabac, renferment tous deux du tabac froid, en poudre à priser (sniffer dans les narines) ou en feuilles à chiquer (mâcher dans la bouche). Ces usages du tabac aujourd’hui oubliés sont très ordinaires dans la France du XIXe siècle, y compris au sein des classes populaires. Comme beaucoup d’objets portatifs, tabatières et blagues peuvent se muer en media politiques. Une image, un emblème, une devise suffisent à les politiser, en prise directe – si on ose dire ! – avec l’actualité du moment : ici les Trois Glorieuses (27, 28 et 29 juillet 1830), révolution populaire vite captée par les élites libérales et le nouveau souverain, Louis-Philippe.

Une femme victime : un corps politique sur une tabatière

Sur la tabatière en papier mâché, illustrée et vernie, figure une des scènes inaugurales de cette révolution : la mort de la « première victime » de l’insurrection, le 27 juillet 1830. Les récits contemporains en proposent des versions contradictoires : il s’agit tantôt d’un homme, tantôt d’une femme, parfois présentée comme une « cuisinière ». L’estampe  imprimée sur le couvercle de la tabatière s’inspire de l’un des récits dominants, confirmé par le témoignage du rédacteur en chef de la Gazette des Tribunaux, Darmaing. Une femme de trente à trente‑cinq ans aurait été tuée par une balle tirée par les soldats royaux, dans une rue du faubourg Saint‑Honoré. Là, un garçon boulanger, « les bras et les jambes nus », « d’une force herculéenne », aurait porté son cadavre jusqu’à la place des Victoires, au cri de « Vengeance ! ». Puis, au pied de la statue équestre de Louis XIV, il aurait harangué la foule pour l’engager à combattre. C’est ce moment décisif que représente la tabatière, en image (sur le couvercle) et en texte (sur le fond). Autour du cadavre sanguinolent de la jeune victime, le boulanger, de blanc vêtu, les poings fermés, appelle à l’action, accompagné d’un ouvrier en blouse (bleue), et de bourgeois à chapeau haut‑de‑forme, l’air indigné. Les gestes des bras convergent vers le corps politique au centre de l’image, celui de la femme victime, comme lors d’une prestation de serment, tandis qu’est arboré un drapeau noir en signe de deuil et de révolte.

Or, chacune des grandes insurrections du XIXe siècle démarre par une scène analogue : le port du ou des cadavres des premières victimes à travers les rues de Paris, appelant à venger la mort des martyrs par la construction de barricades. En 1848, on parlera de « promenade des cadavres » à propos de cette dizaine de corps transportés sur une charrette à travers les grands boulevards, le soir du 23 février. Un lien civique et anthropologique noue alors le sang versé par le peuple et le droit à l’insurrection. Mais le fait qu’une femme soit ici au centre de l’image n’est pas anodin. La jeune femme endosse le rôle de victime innocente et de martyr politique, mais elle reste cantonnée à un rôle passif conforme aux normes de genre. Significativement, elle figure sur plusieurs estampes, tantôt portée à bout de bras par le vigoureux boulanger, tantôt offerte aux regards attendris des hommes. Toujours réduite au statut de victime, restée anonyme, elle est plus proche de l’allégorie que de la citoyenne combattante. L’union des classes autour d’elle est également caractéristique de l’imaginaire social dominant en 1830.

Devise et blague tricolore

Le deuxième objet est une blague à tabac, brodée de perles tricolores, formellement très proche de la ceinture à perles offerte à Louis‑Philippe par une jeune fille.

En forme de bourse, elle est fermée par des liens coulissants. Sur la bande rouge on peut lire l’inscription suivante : « en mémoire des 27, 28 et 29 juillet 1830 ». Sur la bande blanche, figurent une couronne de laurier dédiée « aux Parisiens » et un coq multicolore, emblème de la patrie, accompagné de cette inscription : « quand ce coq chantera Charles X reviendra » (au sens où un coq réduit à une pure image ne chantera jamais, pas plus que Charles X ne reviendra sur le trône). Cette inscription correspond à un mot d’ordre qui circule après la révolution de Juillet : on le retrouve sur un transparent lors d’une fête civique en août 1830 à Barr (en Alsace). Enfin, la base bleue porte ces mots brodés en perles blanches : "Paix / 1830 / la nation / la loi / le roi / liberté". La blague à tabac multiplie ainsi les signes de célébration du nouveau régime de Juillet, exorcisant tout retour des Bourbons aînés et toute tentation de guerre civile : les trois couleurs, qui se substituent au blanc bourbonien ; la commémoration des morts ; le lien contractuel entre le roi, la nation et la loi, dans une répétition euphémisée de 1789.

Le tabac au service de la révolution ?

Cette blague et cette tabatière s’inscrivent dans une galaxie d’objets d’actualité honorant la révolution de Juillet et ses héros : des jeux de cartes, des mouchoirs de cou, des médailles, des assiettes et même une somptueuse veilleuse à thé. Le monde des objets incorpore la révolution qui vient d’advenir. L’effet de mode, accentué par la frénésie des temps révolutionnaires, n’est pas seul en jeu. Le producteur de la tabatière, Warin, est loin d’être un inconnu. Il a déjà défendu, par le medium de la tabatière, la cause libérale quelques mois plus tôt, sous le règne de Charles X. Au printemps 1830, lorsque 221 députés ont signé une célèbre Adresse contre les dérives autoritaires de Charles X, il a produit des tabatières dites « électorales » à deux faces : la première, ornée d’un soleil, fait figurer le nom des 221 députés libéraux ; la seconde, ornée d’une lune entourée de nuages, liste les 180 députés de droite qui ont voté contre l’Adresse (LIEN). Elles lui valent une saisie policière quelques jours avant la révolution, le 23 juin 1830. Puis, à la suite de la révolution de Juillet, il lance sur le marché une série de six tabatières « patriotiques » commémorant les derniers événements, notamment une tabatière dédiée aux trois couleurs, une autre en forme de cocarde avec en son centre le nom de La Fayette, et une autre encore consacrée à la famille de Louis-Philippe, « roi citoyen » et « duc d’Orléans ». Le tabac, surtout en temps de révolution, est décidément très politique.

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
21 octobre 2024
Pour citer cette étude :

Emmanuel Fureix, « Le tabac à la mode 1830 : priser la révolution », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 21 octobre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/441.