Des bretelles bonapartistes sous la Restauration

En 1827, des bretelles sont saisies sur des colporteurs et chez des merciers : tricolores, elles portent aussi des motifs rappelant la gloire napoléonienne. Cet accessoire récent se charge alors de significations politiques ; son caractère séditieux fait l’objet de débats juridiques et politiques.

Analyse de l’objet

Analyse de l’objet :

Des bretelles vendues par des colporteurs

Dans la première moitié du XIXe siècle, si la confection donne naissance aux premiers grands magasins, les colporteurs sillonnent encore largement les campagnes avec leurs marchandises de mode. La consommation de vêtements et accessoires se déploie pleinement à travers tout le territoire grâce à la mobilité de ces commerçants itinérants. Articles de Paris qui reflètent le goût du jour – quand bien même celui-ci perd de sa primeur le temps qu’il parvienne dans les provinces les plus reculées –, sous-vêtements et autres accessoires de bonneterie composent leur inventaire. C’est entre les mains d’une telle figure, à Castres, que furent saisies en 1827 des bretelles à l’effigie de Napoléon et de sa famille. À Toulon, à quelques mois d’écart, elles le furent chez un mercier qui les avait commandées chez un négociant parisien. Considérées comme des objets séditieux, confisquées par les autorités, elles passent des étals de vente aux cabinets de préfecture avant de gagner, à la fin du XIXe siècle, le musée des Archives nationales.

De facture soignée mais modeste, les bretelles sont en réalité des accessoires relativement récents : leur invention – si tant est qu’elle puisse être identifiée avec précision – précède tout juste le règne de Louis XVI. Elles sont alors très simplement composées de bandes de tissus maintenues à la taille d’un pantalon par des pinces ou boutons. Il faut attendre l’introduction du caoutchouc pour qu’un tel accessoire se sophistique au cours du siècle et rejoigne la garde-robe des fashionables. Pour l’heure, alors que les guides et manuels d’élégance se multiplient, on laissera aux hommes corpulents et aux enfants le risque de voir le pantalon mal tomber sur la chaussure à cause d’une inévitable dissymétrie des épaules.

Se vêtir d'histoires

Mais c’est ici le motif imprimé qui frappe avant tout et qui peut nous renseigner sur les potentiels clients de ces colporteurs : sur une base de coton, les saynètes qui célèbrent le souvenir de l’Empereur défunt, de l’impératrice et de leur fils, se succèdent dans une composition verticale : « souvenir éternel », « gloire impérissable » ou encore « mille victoires un revers ». Ajoutons que ces cravates, décolorées par le temps, étaient à l’époque ostensiblement tricolores. Les marchands ambulants et les boutiquiers doivent connaître le potentiel commercial que représentent ces signes auprès des nostalgiques de la Révolution et de l’Empire. En amont, toute une chaîne de production similaire à celle des toiles indiennes s’est aussi risquée à cette fabrication interdite. Un ou plusieurs dessinateurs ont ainsi composé une suite de figurines et de symboles empruntés à la culture visuelle bonapartiste : les trois couleurs, la croix de la légion d’honneur, un trophée et un casque, le profil de l’empereur et la silhouette de l’impératrice Marie-Louise en habit de cour, le fils de Napoléon face à une urne funéraire. Sur le fond naturel de l’étoffe, une toile de coton quelque peu épaisse, la finesse des dessins se perd parfois mais évoque sans peine à l’observateur contemporain la vogue pour ces imprimés figuratifs dont la Toile de Jouy demeure le plus illustre exemple.

Soucieux de proposer une version proprement française des cotonnades imprimées, importées massivement d’Inde, les fabriques de Marseille, Jouy-en-Josas mais aussi de Mulhouse ont en effet dès les années 1760 proposé ces étoffes aux marchands de nouveautés. Avec celles-ci se précise une vogue singulière : si les ornements souvent empruntés au registre végétal ont longtemps fait fureur, la narration que permettent les illustrations de ces tissus d’un genre nouveau provoque un engouement certain. Scènes pastorales et paysages régionaux viennent dans un premier temps se substituer aux fleurs exotiques évocatrices de leur région d’origine. Nourri par l’expansion de la presse quotidienne illustrée et l’appétit pour l’actualité, l'on s’habille aussi bientôt de scènes d’histoires, d’épisodes mythologiques ou de découvertes scientifiques – ainsi de la « ballomanie » qui parsème les étoffes de représentations de vols en montgolfières. Le contexte de la fin du siècle trouvera à la tradition de se vêtir d’histoires un attrait nouveau : du soutien aux colonies d’Amérique à la diffusion des idées révolutionnaires, textiles et accessoires affichent et amplifient les convictions politiques.

Le sens des apparences

Cependant, les bretelles ne sont pas destinées à être si visibles, et c’est aussi le subtil jeu du décryptage des apparences qu’elles nous invitent à considérer. La sémantisation des couleurs et des silhouettes, depuis les boutons historiés, les foulards à motifs et autres cocardes habilement positionnées, est un enjeu décisif de la mise en scène de soi au cœur des espaces publics plus variés et nombreux. En ce premier XIXe siècle, la simplification apparente de la mode masculine, dont le costume bourgeois et les paletots confectionnés sont les symptômes, donnent aux détails et petits accessoires une importance cruciale. La littérature dandie et la prose balzacienne peuvent ainsi disserter à l’envi sur un nœud cravate et ses significations secrètes.

À mille lieux des mondanités parisiennes, les bretelles bonapartistes, à peine dissimulées par une veste, cristallisent non pas l’angoisse existentielle de ces chantres de la vie élégante, mais tout de même celles des autorités locales et, dans une moindre mesure, du gouvernement. Des populations rurales aux régiments militaires du port de Toulon, c’est la diffusion pernicieuse et puissante d’idées contestataires qui s’impose avec la force de persuasion d’une mode nouvelle. Au même moment circulent à Toulon d’autres objets bonapartistes, des pipes et des tabatières, qui éveillent l’inquiétude des autorités. Une raison bien suffisante pour déployer toute la force de l’appareil administratif contre un accessoire aussi trivial qu’inélégant. L’alerte est lancée par le sous-préfet puis le préfet de Toulon. Les bretelles ne risquent-elles pas de « pervertir l’opinion publique et de réveiller les souvenirs d’une usurpation sanguinaire » ? La loi, cependant, est impuissante à les réprimer. Le ministre de la Justice, sollicité, souligne l’incapacité à poursuivre des objets incluant l’effigie de Napoléon – et même de sa famille. Ces images sont désormais perçues par la jurisprudence comme relevant de l’histoire. Par ailleurs, le support qui les abrite les rend inattaquables : non soumis au régime du dépôt légal, les accessoires historiés ne peuvent être attaqués que si leur exposition et mise en vente s’accompagne de « désordre » ou d’une intention de « propager l’esprit de rébellion ». De fait, les échantillons saisis n’ont pas fait l’objet de procédure judiciaire. Dans une affaire analogue de bretelles napoléoniennes commercialisées dans l’Yonne, le ministre de l’Intérieur renvoie même les échantillons saisis au préfet, avec ces mots sans appel : ils « ne sauraient constituer un délit, en conséquence je vous les renvoie et je vous invite à les rendre aux marchands à qui elles appartiennent ».

Auteur de l’étude :
Date de mise en ligne :
1er novembre 2024
En savoir plus :

Émilie Hammen, "Les préceptes de la différence, manuels d'élégance masculine autour de 1830", Modes Pratiques, 1:2015.

Émilie Hammen, L'Idée de mode, Une nouvelle histoire, t.1, Montreuil, Éditions B42, 2023.

Aziza Gril Mariotte, Les toiles de Jouy, Histoire d'un art décoratif, 1760-1821, Rennes, PUR, 2015.

Emmanuel Fureix, « Objets politiques séditieux (France, 1814-1830) ».

Sudhir Hazareesingh, La Légende de Napoléon, trad. Albert Sebag, Paris, Seuil, 2008

Pour citer cette étude :

Émilie Hammen, «Des bretelles bonapartistes sous la Restauration », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 1er novembre 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item/570.