Objets politiques séditieux (France, 1814-1830)
Introduction
Sous la Restauration, entre 1814 et 1830, ce sont des centaines de milliers d’objets séditieux, de tailles, de formes et d’usages divers qui circulent sur le territoire français. Dans ce bric-à-brac d’objets, coexistent des pipes à figures, des tabatières, des manches de couteaux et des peignes illustrés, des éventails, mouchoirs et foulards imprimés, des boutons de manchettes à emblèmes, des cravates et bretelles à effigies, des bijoux, verres à boire et bouteilles de liqueur illustrés, des bonbons et pains d’épice anthropomorphes. À l’âge de la reproductibilité technique des images, ces multiples objets du quotidien ont en commun de porter des signes visuels non autorisés, jugés contraires à l’ordre public. Ils contiennent pour l’immense majorité d’entre eux des images ou des emblèmes napoléoniens, alors voués aux gémonies par le régime des Bourbons. Ils portent aussi parfois des signes inspirés de « l’internationale libérale », la convergence informelle de mouvements libéraux et contestataires des restaurations monarchiques européennes à partir des années 1820. La production et la circulation de ces objets atteignent en France un apogée sous la Restauration — à en croire en tout cas les traces qu’ils ont laissées dans les archives de surveillance policière.
Ces objets sont hybrides à plus d’un titre. Ils se prêtent inextricablement tant à des usages profanes, quotidiens, qu’à des usages politiques, protestataires. Ils traversent les frontières des espaces privé et public. Destinés à la sphère domestique, ils sont aussi exhibés au cours d’interactions quotidiennes, sur des promenades publiques ou dans des cabarets. Du point de vue de leurs producteurs et diffuseurs, ils répondent sans doute plus à des logiques de profit et de marché, qu’à des logiques d’opinion. Du point de vue de leurs propriétaires, ils peuvent relever de la mode autant que de l’ostentation politique. L’hybridité de ces objets est aussi matérielle : ils peuvent aussi bien avoir été produits en série dans des manufactures que fabriqués dans de petits ateliers, ou bricolés clandestinement dans une chambre ou une cellule de prison. Enfin, ils s’insinuent aussi bien dans des circuits marchands que dans des échanges réciproques de dons.
La prolifération de ces objets sous la Restauration correspond à un triple phénomène historique. Le premier phénomène est celui de la migration massive des images sur des objets quotidiens populaires, en bois, en textile ou en faïence, migration amorcée depuis le XVIIIe siècle et qui s’accélère au XIXe siècle. Parallèlement, le second phénomène est la politisation croissante des objets ordinaires au cours des « révolutions atlantiques », et singulièrement durant la Révolution française. Cette politisation des objets touche aussi bien le camp des révolutionnaires que dans celui des contre-révolutionnaires : emblèmes et images politiques se mettent à peupler les objets profanes, en liaison étroite avec une actualité mouvante[1]. Enfin, le troisième phénomène, plus général, est la multiplication des scènes politiques informelles entre 1814 et 1848[2]. Cette période est celle des monarchies censitaires, fondées sur le suffrage restreint d’électeurs dont les impôts directs dépassent un seuil (le cens). Hors de la sphère officielle et élitiste du pouvoir, les scènes d’expression politique contestataire se multiplient : du théâtre aux banquets, des funérailles aux rumeurs, chants et cris séditieux. Dans un tel contexte, les objets du quotidien reflètent à leur façon les luttes politiques du moment, y compris les luttes des groupes dominants pour la maîtrise du pouvoir. Ainsi le conflit entre modérés et ultraroyalistes se traduit dans une « guerre de tabatières » autour de 1819-1820. Celle-ci oppose les tabatières dites « Touquet » (du nom de l’imprimeur qui les met à la mode), produites en masse pour défendre la Charte constitutionnelle, aux tabatières ultraroyalistes.
Simultanément, la Restauration correspond à un moment de prise de conscience aiguë du danger spécifique des objets séditieux pour l’ordre public[3]. Cette prise de conscience et la peur qui l’accompagne produisent une masse d’archives, surtout policières, mais aussi judiciaires. Dans ces archives, les objets sont décrits, interprétés, parfois surinterprétés, tandis que sont traqués leurs circuits de production et de commercialisation. Ces objets sont aussi des pièges pour la pensée, qui peut mal les interpréter. Leur étrangeté ou leur cryptage hiéroglyphique fascinent. Leur esthétique renvoie souvent à une « culture populaire » largement fantasmée. Le risque est aussi grand de surpolitiser les signes présents sur les objets. La production ou la possession d’un objet séditieux ne constituent pas, en elles-mêmes, des actes de résistance.
Nous nous efforcerons ici de déjouer ces pièges, en éclairant d’une part les figures et dispositifs séditieux arborés par ces objets séditieux, et d’autre part l’agentivité (agency) prêtée à ces objets séditieux, leur capacité à agir, et en l’occurrence à susciter des interactions politiques[4].
Notes
- ^ Richard Taws, The Politics of the Provisional : Art and Ephemera in Revolutionary France, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2013; Leora Auslander, Des révolutions culturelles : la politique du quotidien en Grande-Bretagne, en Amérique et en France, XVIIe-XIXe siècle, trad. Camille Hamidi, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010.
- ^ Emmanuel Fureix, « Rites protestataires et tensions démocratiques en France à l’âge romantique (1820-1848) », Almanack, 2015, no 9, p. 5‑18.
- ^ Emmanuel Fureix, L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, p. 73 et suivantes ; Enrico Francia, « Oggetti sediziosi. Censura e cultura materiale nell’Italia della Restaurazione », Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, 2018, no 130‑1, p. 31‑41 ; Alessio Petrizzo et Carlotta Sorba, « Nuovi sguardi sugli oggetti », Contemporanea, 2016, vol. 19, no 3, p. 437‑441. Sur les objets napoléoniens en France, voir Sudhir Hazareesingh, La légende de Napoléon, trad. Albert Sebag, Paris, Seuil, 2008.
- ^ Le concept d’agency est utilisé en de multiples sens, qu’il s’agisse de capacité d’agir sur le monde social (sens dominant dans les sciences sociales), ou d’intentionnalités croisées dans l’objet d’art. Alfred Gell, L’art et ses agents : une théorie anthropologique, trad. Sophie Renaut et trad. Olivier Renaut, Dijon, les Presses du réel, 2009.
Pour citer cette étude : Emmanuel Fureix, « Objets politiques séditieux (France, 1814-1830) », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 14 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item-set/63.