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Objets politiques séditieux (France, 1814-1830)

Les archives policières permettent de mesurer l’agentivité prêtée aux objets, qu’il faut ici entendre comme la capacité de l’objet à susciter des interactions et des émotions politiques auprès des regardeurs. Ces derniers sont autant les représentants du pouvoir administratif, que de simples citoyens qui entrent en contact avec l’objet considéré.

Du point de vue policier, et dans le cadre juridique évoqué précédemment, l’agentivité d’un objet séditieux se mesure d’abord à sa publicité, sa présence dans l’espace public. La visibilité du geste de vente ou le caractère ostensible de l’exhibition sont à cet égard décisifs. Ce sont eux qui activent la vertu séditieuse de l’objet. Un même objet, telle une cravate à l’effigie de Napoléon, peut être toléré s’il est vendu discrètement dans l’intérieur d’une boutique, mais peut aussi être saisi brutalement s’il est exposé publiquement ou visible depuis la rue. Or, commerçants et porteurs d’objets savent ruser avec ces frontières du public et du privé, de l’ostensible et du discret.

La technique de vente de la plupart des marchands et colporteurs consiste par ailleurs à mêler dans leur bric-à-brac d’objets des signes contradictoires : tabatières royalistes et napoléoniennes, statuettes de saints, de membres de la famille royale et de Napoléon. Le propriétaire d’une boutique parisienne désignée comme « musée des Beaux-Arts », accusé de vendre des bustes séditieux à l’effigie de Bonaparte, se défend de tout esprit partisan en affirmant qu’ils « se trouvent confondus parmi plus de huit cents hommes célèbres[1] ». En revanche, les archives révèlent des pratiques ponctuelles d’exhibition d’objets séditieux avec affectation, gestes de défi viril ou de bravade, de la part de jeunes citoyens portés à la confrontation. Ainsi, à Montbéliard en 1826, des jeunes gens et des commis voyageurs « affectent de porter publiquement des pipes en porcelaine blanche dont le relief est peint en bleu à l’effigie de Bonaparte[2] ». Or, dans le cadre d’une lutte acérée pour maîtriser l’espace civique, le port d’un signe séditieux sur une promenade publique peut aisément dégénérer en rixe collective où des groupes rivaux de jeunes hommes s’affrontent. Ce phénomène reste plutôt rare, en ce qui concerne les objets portatifs, le plus souvent montrés avec discrétion, dans des espaces semi-publics, avec un « air de mystère ».

En second lieu, l’agentivité prêtée aux objets séditieux se mesure à leur ancrage social. À cet égard, les autorités administratives et policières s’inquiètent des objets destinés aux classes populaires. La censure répressive vise en particulier les objets « de peu de valeur surtout, répandus dans le peuple et parmi les ouvriers », car ils « peuvent produire un mauvais effet[3] ». Le discours des élites administratives est traversé par cette croyance en une « nature » singulière des classes populaires, sensibles aux signes et aux affects[4]. Aux émotions passives qui caractériseraient les classes populaires s’oppose la raison des élites « capacitaires ». « C’est aux signes extérieurs que le peuple regarde », écrit ainsi un maire du nord de la France sous la Restauration[5]. Aussi les objets de facture « populaire », extérieurs au marché du luxe, attirent tout particulièrement l’attention des commissaires de police, qui surveillent étals et boutiques.

Si l’objet séditieux dérive en passions imaginaires, celles-ci se manifestent peut-être surtout sous la plume des autorités policières. Travaillées par la peur constante de la sédition et du complot, celles-ci projettent sur les objets des fantasmes politiques. Les objets les plus innocents sont transformés en signe de ralliement « révolutionnaire » : des rubans anodins portés par des ménétriers ou des compagnons menuisiers sont confondus avec des rubans tricolores subversifs ; telle lanterne multicolore allumée le jour de la célébration du baptême du duc de Bordeaux (petit-fils de Charles X et héritier de la dynastie bourbonienne) est prise, « par un effet d’optique », pour une illumination tricolore ; tel ruban emmêlé par le vent est lu comme une « aigle séditieuse[6] » ; une ceinture à médaillons représentant Apollon et Diane est assimilée à un vêtement séditieux à l’effigie de Napoléon et Marie-Louise[7]. Les sources abondent en de tels quiproquos.

L’un d’entre eux est particulièrement savoureux et intéressant à la fois. Lors d’une foire à Coucy (Aisne), un commissaire de police s’empresse de saisir des couteaux historiés qu’il croit séditieux, produits en masse dans la petite ville de Thiers (Puy-de-Dôme), spécialisée dans la coutellerie. Ce n’est pas ici l’image en tant que telle, mais l’agencement de l’image sur l’objet qui devient source d’une lecture paranoïaque. Les clous utilisés pour fixer des motifs imprimés sur les manches des couteaux indiqueraient une claire intention séditieuse :

« En bas du manche sur l’une des faces se trouvait le buste de Louis XVI avec un clou qui servait à contenir le manche, passant précisément dans le col du buste, indiquant le genre de mort de cet infortuné monarque ; à l’autre bout du manche correspondant se trouve un autre buste dont le clou dont je viens de parler passe à travers du sein de ce qui paraît représenter Mgr le duc de Berry frappé à la poitrine [Charles-Ferdinand d’Artois, fils de Charles X et héritier du trône, poignardé par un bonapartiste en 1820] ; enfin à l’un des autres bouts supérieurs un autre buste dont le clou passe à travers la tête, ce qui paraît indiquer Mgr le duc d’Enghien à qui on a cassé la tête [Louis-Antoine-Henri de Bourbon, prince de sang, exécuté sur ordre de Bonaparte peu avant l’instauration de l’Empire][8] ».

La description projette ainsi sur le manche d’un couteau la représentation imaginaire des martyres Bourbons et la glorification de régicides en chaîne… Les enquêteurs prêtent une intentionnalité séditieuse aux ouvriers ayant fixé les clous sur les manches de couteau. Selon leur raisonnement, l’ouvrier aurait ainsi agi sur le manche de couteau, mais aussi sur l’observateur pour réveiller et célébrer le fantasme du régicide. L’interprétation ne résiste pas à la confrontation avec les témoignages des ouvriers et des fabricants qui ont conçu ces couteaux : les portraits figurés ne représentent nullement les Bourbons, la position des clous n’obéit à aucune intentionnalité, et les ouvriers interrogés ne connaissent pas même le duc d’Enghien ! La sédition apparaît alors comme une fiction policière, qui reflète pourtant un imaginaire bien réel, celui du traumatisme du régicide, omniprésent durant la Restauration.

Footnotes

  1. ^ Lettre de Rouy au préfet de police, 13 novembre 1825, Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, F/7/6706.
  2. ^ Rapport, 27 mai 1826, Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, F/7/6704.
  3. ^ Rapport du commissaire de police de la ville de Tours, 2 novembre 1827, Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, F/7/6704.
  4. ^ Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, Paris, la Fabrique éd., 2000.
  5. ^ Lettre du maire de Condé-sur-l’Escaut au préfet du Nord, 2 août 1822, Lille, Archives départementales du Nord, M/135/59.
  6. ^ Emmanuel Fureix, L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, p. 85.
  7. ^ Sudhir Hazareesingh, La légende de Napoléon, trad. Albert Sebag, Paris, Seuil, 2008.
  8. ^ Procès-verbal du procureur du roi près le tribunal de Laon, 7 août 1822, cité dans Marc Prival et Jean-Louis Gaineton, « Des couteaux séditieux et des hommes à Thiers sous la Restauration », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, 1992, no 704, p. 129‑150.

Pour citer cette étude : Emmanuel Fureix, « Objets politiques séditieux (France, 1814-1830) », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 14 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item-set/63.