Objets politiques séditieux (France, 1814-1830)
Signes cryptiques et réversibilité des pouvoirs
Pour mieux s’adapter à la traque policière, les producteurs d’objets séditieux ajoutent aussi à des décors apparemment ordinaires des signes cryptiques, des références à la fois obliques et familières. L’intelligibilité de ces signes ne nécessite en effet aucune initiation, à la différence de la symbolique ésotérique des sociétés secrètes (par ailleurs puissantes sous la Restauration). Ainsi les signes de deuil qui se diffusent sur des objets profanes à l’occasion de la mort de Napoléon (en 1821) suffisent aux regardeurs ordinaires pour identifier le défunt commémoré. Or, dans le contexte de la Restauration, le partage du deuil napoléonien revient à exhiber une opinion dissidente[1]. Des saules pleureurs et des couronnes funèbres imprimés sur des gilets de soie, ou encore des mausolées anonymes sur des tabatières suffisent à les ériger en objets séditieux. Plus cryptiques, des motifs discrets, miniaturisés, imprimés sur étoffe et saisis par la police à l’occasion d’une foire renvoient à un imaginaire napoléonien puissant, à condition d’en décoder les signes constitutifs : une île (Sainte-Hélène), un saule pleureur, un chapeau bicorne, un soleil levant, annonciateur d’une possible restauration napoléonienne.
L’objet séditieux associe de façon indissoluble un signe et un dispositif. Ce dispositif repose fréquemment sur le dévoilement d’une vérité cachée : l’objet fonctionne alors comme une machine à secrets. Nombre d’objets séditieux, sous la Restauration, dissimulent ainsi des images clandestines sous un voile ou un cache. Ainsi des bonbons d’apparence innocente recèlent sous leur emballage des effigies napoléoniennes. De même, des tabatières à double fond saisies par la police en 1819 cachent sous un abord anodin (une scène militaire), l’effigie ou le signe subversifs, en l’occurrence un portrait de Napoléon. Un témoin déclare que « quand des particuliers examinaient le dessus de ces tabatières le marchand leur disait : “Ouvrez-les et vous verrez bien autre chose” ». La dissimulation relève, d’abord, d’une contrainte liée aux interdits de représentation. Mais elle obéit aussi à d’autres logiques, celles du mystère et du dévoilement, que les objets séditieux partagent avec les objets érotiques contemporains, et qui renforcent leur valeur marchande[2]. De la même manière, des bagues nichent des portraits de l’empereur, révélés à l’aide de chatons tournants ; des pommeaux de cannes renferment de petites figures en bronze de Napoléon, qui ne sortent qu’au moyen d’un mécanisme secret ; d’autres pommeaux projettent par leur ombre portée le profil de Napoléon.
Si ces dispositifs de dissimulation et de dévoilement sont communs à d’autres moments et cultures politiques, un autre dispositif paraît spécifique de la Restauration[3]. Il s’agit d’un dédoublement des images, révélant la réversibilité des pouvoirs. Certains objets mettent ainsi en avant un portrait ou un emblème officiel, qui ne tarde pas à se retourner en son contraire : une effigie de Louis XVIII dissimulant un portrait de Napoléon, une fleur de lys masquant une aigle, une cocarde blanche camouflant une cocarde tricolore, etc. Or, l’alternance en deux ans, entre 1814 et 1815, de quatre régimes — Premier Empire, Première Restauration, Cent-Jours, Deuxième Restauration — défait l’évidence de la légitimité politique, et rend pensable, à tout instant, la réversibilité des pouvoirs. Les objets séditieux dévoilent ce régime d’incertitude, telle l’effigie de Louis XVIII, dissimulant à l’intérieur le profil de Napoléon, l’ensemble surmonté de l’inscription « Le désiré de la France ». Le même dispositif se répète d’ailleurs sur plusieurs objets séditieux de la période.
Analogues dans leurs fonctionnements, des fleurs de lys sur papier plié révèlent, une fois le papier déplié, des aigles triomphants. Diffusés entre 1819 et 1822 dans plusieurs départements (Ille-et-Vilaine, Haute-Garonne, Seine), gravés ou dessinés, parfois vendus, parfois laissés à dessein dans l’espace public, ou montrés à des paysans médusés, ces emblèmes réversibles visent à démontrer la fragilité du régime bourbonien et la possibilité d’un retour de l’Empire. L’un d’entre eux, saisi comme pièce à conviction, échoue dans la correspondance du ministre de l’Intérieur, conservée aux Archives nationales. On peut y voir une innocente fleur de lys dessinée sur papier, qui, dépliée, révèle une aigle couronnée, surmontant un portrait de Napoléon, lui-même reposant sur la devise « Gloire, Honneur, Patrie » et sur deux médaillons à l’effigie de l’impératrice Marie-Louise et de « Napoléon II » duc de Reichstadt. Dessinée par un maître d’écriture et vendue pour trente sous dans la ville de Toulouse, elle suscite l’inquiétude des autorités qui s’empressent d’arrêter leur auteur, avant de constater que le même procédé est à l’œuvre simultanément dans d’autres régions de France.
Notes
- ^ Emmanuel Fureix, La France des larmes : deuils politiques à l’âge romantique, 1814-1840, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
- ^ Les tabatières érotiques sont également à double fond.
- ^ Sur les dispositifs de dissimulation et de dévoilement dans la culture matérielle clandestine des jacobites, voir Murray Pittock, Material Culture and Sedition, 1688-1760 : Treacherous Objects, Secret Places, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.
Pour citer cette étude : Emmanuel Fureix, « Objets politiques séditieux (France, 1814-1830) », ObjetsPol [en ligne], mise en ligne le 14 février 2024, https://objetspol.inha.fr/s/objetspol/item-set/63.