Le projet

I Les contours du projet

Objets politiques au siècle des révolutions

ObjetsPol vise à saisir la place et le rôle des objets — et de la culture matérielle — dans les processus de politisation en France au siècle des révolutions (1789–1880). Les objets, des tabatières aux mouchoirs illustrés, des cocardes aux urnes électorales, permettent de rendre sensible une histoire politique parfois cantonnée à des idées ou des institutions abstraites. Ils sont envisagés comme des acteurs à part entière de l’apprentissage de la démocratie, de la Révolution française à la Commune de Paris et à l’enracinement de la République. Le site rend compte de l’histoire matérielle de ces objets, des imaginaires sociaux qui les traversent, des pratiques et des gestes qui marquent leur trajectoire de vie.

ObjetsPol est un site de médiation numérique : il conjugue la recherche la plus récente avec des outils de visualisation et d’immersion dans les objets. Il résulte d’un partenariat entre historien·nes et institutions patrimoniales, en particulier le Musée Carnavalet – Histoire de Paris, les Archives nationales de France et le Domaine de Vizille – Musée de la Révolution française. Il comporte deux volets :

  • Des objets commentés dans de courts articles, associés à des documents complémentaires.
  • Des « ressources », autour de différents supports (BD, vidéos, podcasts) et d’ateliers pédagogiques, amenées à s’enrichir au fil du temps.

Le site vise une histoire populaire. D’abord en ce qu’il insiste sur l’appropriation des objets politiques par les classes populaires. Ensuite en ce qu’il encourage des formes de médiation adressées à un très large public, et des applications pédagogiques.

Le choix des objets

Les objets présentés relèvent de deux grandes familles :

  • des objets du quotidien ornés de motifs, images et signes politiques (têtes de pipes, éventails, jeux illustrés, assiettes historiées, bibelots, etc.) ;
  • des objets incorporant une fonction politique (la représentation avec des urnes électorales, la souveraineté avec des armes ou des drapeaux, la sociabilité avec des cartes de club, etc.).

Les objets sélectionnés illustrent les multiples facettes de la citoyenneté au XIXe siècle : une citoyenneté électorale, mais aussi une citoyenneté armée, une citoyenneté délibérative, une citoyenneté d’occupation de l’espace public, etc. Ils relèvent d’un espace politique populaire, en ce qu’ils ont pu être utilisés ou consommés par les classes populaires, et qu’ils ont participé à leurs apprentissages et expériences du politique depuis la Révolution française. En ce sens, le site ObjetsPol vise à construire une histoire matérielle et populaire du politique. Il permet parfois, à travers le prisme des objets, de faire parler des individus absents des récits historiens ; telle cette jeune fille de manouvrier, dont le cahier d’écolière sous la Révolution marque une forte présence du politique.

Les objets ont été choisis en fonction de plusieurs critères :

  • qualité de conservation de l’objet aujourd’hui ;
  • diversité des matériaux et des supports (accessoires, vêtements, vaisselle, médailles, etc.) ;
  • diversité des usages politiques et des rapports au pouvoir (protester, acclamer, s’insurger, élire, afficher une opinion, etc.) ;
  • diversité des cultures politiques (révolutionnaire et contre-révolutionnaires, libérale, bonapartiste, républicaine ou socialiste) ;
  • diversité des circuits de production et de diffusion (de la production en série à l’objet unique et singulier, comme le cahier d’une écolière révolutionnaire ou une ceinture adressée par une jeune fille à Louis–Philippe) ;
  • richesse documentaire des objets (permettant de les « faire parler »).

II- Fils rouges

Pour mieux saisir les apports de ce site, nous vous présentons quatre fils directeurs d’ObjetsPol, autour des espaces, des images, des pratiques, et du genre.

ESPACES. La politisation des objets du quotidien, aux frontières des espaces public et domestique

À partir de la Révolution française, la politique se niche dans des objets de la vie quotidienne : jeux, vaisselle, accessoires de mode, pipes, tabatières, éventails, etc. À ce titre, ces objets peuvent être désignés comme hybrides. Ils sont à la fois utilitaires et saturés de politique. Ils répondent à la fois à des logiques commerciales, de mode (du point de vue du consommateur) et de profit (du point de vue du marchand), et à des logiques proprement politiques, d’affichage d’une opinion ou de prise de parole protestataire. Ils sont, enfin, situés à la frontière ténue des espaces domestique et public.

C’est sans doute là que réside toute leur force, en particulier pour les objets dits « séditieux ». Des bretelles illustrées, des cocardes, des médailles, des boutons historiés plus ou moins clandestins peuvent être tour à tour exhibés ou dissimulés aux regards jugés hostiles, dans l’espace public comme dans l’espace domestique. Des assiettes à décor peuvent être exhibées ou non sur des vaisseliers et vues ou non par des visiteurs du foyer. Des pipes à figure peuvent être cantonnées à la vie domestique, ou au contraire montrées ostensiblement dans des cabarets ou dans la rue, et devenir potentiellement « incendiaires ». Précisément, nombre de ces objets portatifs contribuent à une politique de la rue (« street politics ») qui donne à voir les conflits sur les corps, transformés en « façades personnelles ». Les objets rentrent dans des luttes collectives pour la visibilité et la maîtrise de l’espace public, non seulement, de manière évidente, à travers des drapeaux ou certaines enseignes commerciales, mais aussi des objets de petite dimension, portés sur soi. Parmi ces objets, le site permet de mesurer l’importance de ceux qui sont liés à la consommation de tabac (prisé, chiqué ou fumé), en plein essor au XIXe siècle : blagues à tabac, tabatières illustrées, pipes à figure. Ces objets se situent précisément aux frontières du public et du privé, inscrits dans des sociabilités multiformes, de la maison au cabaret et à la rue.

IMAGES. La grande migration des images sur des objets : actualité, mémoire, célébrité au XIXe siècle

Le XIXe siècle est aussi celui de la grande migration des images sur une multitude de supports, autre versant de la « reproductibilité technique » des œuvres d’art évoquée par Walter Benjamin. L’impression de motifs sur des tissus, de la faïence, du papier mâché, atteint des niveaux inédits. Les progrès techniques autorisent la démocratisation des objets à images, ou objets iconophores. Une estampe ou un motif politique peuvent ainsi migrer sur une tabatière, un mouchoir de cou, un éventail. Nombre d’objets deviennent à leur manière des media d’actualité, qui incorporent les événements en train d’advenir et les rendent visibles : boutons et éventails historiés dédiés à la prise de la Bastille, mouchoirs de cou illustrés au « trône brûlé » de 1848, etc. D’autres objets ont une visée plus spécifiquement commémorative : ils transmettent a posteriori une mémoire plus ou moins enfouie, tels les innombrables bibelots napoléoniens qui prolifèrent sous la Restauration et réveillent les souvenirs fantasmés de la « gloire impériale ». Ils peuvent le faire à travers des signes cryptés et jouer ainsi avec la loi, comme cette toile imprimée où se distinguent l’île de Sainte-Hélène, le chapeau bicorne de Napoléon et un saule pleureur. Mais les objets ont également accompagné le processus de celebrity politics (politique de la célébrité) entamé depuis la fin du XVIIIe siècle, et incarné dans le culte matériel de quelques effigies : grands hommes, héros ou héroïnes civiques, martyrs (telle la première victime de la révolution de 1830, immortalisée par une tabatière), concurrençant ainsi très sérieusement les souverains dans l’imagerie ordinaire. Les têtes de pipe de « quarante-huitards » aujourd’hui oubliés ont ainsi proliféré au lendemain de la révolution de 1848. On ajoutera à ces migrations d’images ou de formes visuelles le cas spécifique des objets-charges ou des objets satiriques, qui reproduisent d’une manière ou d’une autre une caricature à succès : une pipe-poire à l’effigie de Louis-Philippe, une médaille satirique antiféministe en 1848, un éventail à caricature anti-aristocrates, des monnaies satiriques anti-Napoléon III après Sedan. La migration d’image modifie par ailleurs le statut juridique de cette dernière et explique le succès des objets protestataires : une lithographie est soumise au régime du dépôt légal, quand l’image imprimée sur un objet, elle, ne peut être réprimée que si l’exposition de l’objet s’accompagne de désordres.

PRATIQUES. La vie sociale des objets : matières, regards, gestes

Dans la mesure du possible (ce n’est hélas pas toujours le cas), le site s’efforce de restituer les itinéraires de vie des objets, depuis leur production jusqu’à leur consommation et aux usages sociaux auxquels ils donnent lieu, jusqu’à leur patrimonialisation dans des collections de musées. Les modalités de fabrication des objets sont elles-mêmes saturées de politique, comme dans le cas d’objets façonnés par des détenus politiques, intégrés dans des « arts de la résistance » - tel ce caillou gravé par un communard détenu à la prison de Clairvaux. Il en est de même pour des cocardes rondes en laine, "populaires", opposées par certains révolutionnaires, en 1792-1793, aux cocardes formées de rubans de soie, censément « aristocrates » même si elles sont tricolores.
Des cycles de politisation et de dépolitisation d’un même objet peuvent parfois être montrés : un objet ordinaire lors de sa mise sur le marché (une pipe à l’effigie de Ledru-Rollin par exemple) peut devenir en quelques mois un objet quasi séditieux, associé au désordre public ; symétriquement des objets napoléoniens jugés dangereux au début de la Restauration, cessent de l’être après la mort de l’empereur et assimilés à de simples référents historiques. Les objets les mieux documentés sont ceux qui ont été saisis lors de procédures administratives ou judiciaires (comme pièces à conviction). Les archives permettent alors non seulement de documenter et de quantifier les circuits de production et de diffusion d’un objet, mais, de manière plus intéressante encore, d’accéder aux regards portés sur lui, et aux formes de politisation qu’on lui attribue. Ainsi pour cette balle d’insurgé de juin 1848, conservée dans un dossier d’archives judiciaires, et politisée très différemment par l’insurgé et par le juge qui l’interroge dans une salle d’hôpital. Ou encore de ce pain d’épices à l’effigie de Charles X, très diversement décrit par les ouvriers ferblantiers qui ont fabriqué le moule, le confiseur vendeur, le préfet et les magistrats qui instruisent l’affaire.  
Les gestes qui animent les objets sont aussi au cœur du projet Objetspol. L’un des drapeaux saisis sur les barricades d’avril 1834, aujourd’hui conservé aux Archives nationales, porte la trace de lacérations, des gardes nationaux en ayant déchiré des fragments en guise de relique ou de trophée. Une pièce de monnaie mutilée de Charles X montre comment a été menée une opération concertée, en 1826-1827, de transfiguration du monarque en jésuite, par l’ajout d’une calotte et d’un rabat ecclésiastique. Le pliage ou le dépliage d’un même dessin ouvre, toujours sous la Restauration (en 1819), sur deux souverainetés différentes et conflictuelles : une fleur de lys bourbonienne dévoile, une fois dépliée, un aigle triomphant, symbole du retour espéré de Napoléon. L’objet ne dit sa vérité que dans les gestes qui le déploient et le rendent « actif », en situation.

GENRE. Genre des objets et genre du politique

Les objets politiques du « siècle des révolutions » voient se distribuer de manière assez caricaturale les rapports de pouvoir entre les sexes. Les femmes sont fréquemment les « petites mains » de ces objets fabriqués — songeons aux cocardes ou aux mouchoirs illustrés, par exemple — et contribuent à leur circulation. En revanche, dans l’espace public, ce sont plus souvent les hommes qui exhibent ostensiblement ces objets, dans des gestes de défi et de « bravade » : tabatières, cocardes, drapeaux, gilets. Les premières luttes des femmes pour la reconnaissance de leur droits civils et politiques donnent bien naissance à des objets, mais des objets critiques, satiriques, tournant en dérision l’inversion des rapports de genre pour mieux discréditer ces luttes. Des médailles satiriques sur des clubs de femmes voient ainsi le jour en 1848 – le temps des objets suffragistes (éventails de la fin du XIXe siècle, par exemple) n’est pas encore venu.  Et pourtant… Pendant de brefs moments, ou de manière discrète, des femmes sont bien présentes sur ou autour de certains objets politiques. Pendant la Révolution, des cocardes tricolores, attributs de citoyenneté, sont bel et bien exhibées par des femmes dans l’espace public, de manière éphémère il est vrai, à l’automne 1793. Des cadeaux politiques adressés par des femmes sont conservés, telle cette ceinture tricolore fabriquée par une jeune fille et adressée à Louis-Philippe en hommage aux Trois Glorieuses. Des femmes sont aussi représentées sur des objets, parfois de manière allégorique, parfois en tant qu’héroïnes civiques : des combattantes de barricades sur un jeu de cartes dédié à la révolution de 1830, ou la première victime de cette révolution, sur une tabatière.  Les objets offrent ainsi un accès privilégié à la politisation populaire pendant le siècle des révolutions.